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HASSELL, Jon – Maarifa Street / Magic Realism 2

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Ce CD est le prolongement d’un album de 1983, « Aka Darbari Java / Magic Realism », qui juxtaposait aussi des sons enregistrés lors de concerts, captés à des époques et dans des lieux différents, puis retravaillés ensemble en studio pour créer un autre espace musical.

Entre 2002 et 2003, pour les trois concerts enregistrés à Montréal, Milan et Paris, le trompettiste Jon Hassell réunit ses amis américains, Peter Freeman, Rick Cox et John Beasley, ex-claviériste de Miles Davis. Il réunit aussi le oud (l’ancêtre arabe du luth : c’est un luth à manche court et large sans fret, à caisse piriforme. Dix de ses onze cordes sont couplées deux à deux) et la voix du Tunisien Dhafer Youssef, la trompette de l’Italien Paolo Fresu et les tambours du Sénégalais Abdou Mboup, capturés à l’époque du Magic Realism 1 et transposés dans la nouvelle œuvre (voir premier paragraphe ci-dessus).

Symbole qui est tout sauf fortuit, Maarifa Street (la rue de la connaissance, de la sagesse) se trouve à Qualat Sukkar, en Irak. Elle est placée sous la protection du poète soufi Jelaluddin Rumi (1207 – 1273) et du peintre visionnaire « Abdul » Mati Klarwein (1932 – 2002) (voir cover photo de « Abraxas » de Santana et de « Bitches Brew » de Miles Davis). C’est une œuvre mystique et engagée réellement magique.

Le parcours musical de Jon Hassell est assez chaotique mais parfaitement logique quand on considère sa quête musicale. Il a étudié la musique électronique sérielle en Europe avec Karlheinz Stockhausen. Au milieu des années soixante, aux Etats-Unis, grâce à LaMonte Young et Terry Riley, il rencontre le maître du raga Hindustani, Pandit Pran Nath, et entame un travail de toute une vie pour transposer la maîtrise vocale du Kirana de son professeur en un nouveau son et un nouveau style de trompette.

Jon Hassell est un défricheur qui ne se contente jamais de ce qu’il trouve : il veut toujours aller plus loin, faisant fi des risques. Il n’est jamais content de lui et cherche toujours à innover. Pour lui, la musique, c’est ça. On appelle ça « être à l’avant-garde ». Par ses voyages, par ses rencontres, il enrichit ses propres perceptions et ses connaissances de la musique pour créer un style nouveau propre à réunir les époques, les lieux et surtout les hommes.

Il n’est pas étonnant que ses rencontres avec Brian Eno (Roxy Music), Peter Gabriel (Genesis), David Byrne (Talking Heads), David Sylvian et Björk aient été fructueuses. Compte tenu de leurs préoccupations respectives, ils devaient nécessairement se rencontrer et travailler ensemble. Il n’est pas étonnant non plus que Jon Hassell fasse penser à Miles Davis, un autre défricheur de génie. Comme lui, il joue de la trompette. Comme lui, il bafoue les règles établies. De ce fait, il est snobé par les musiciens de jazz.

Un jour, il découvre le peintre juif allemand Matthias Klarwein, qui se fait appeler « Abdul » Mati Klarwein depuis que ses parents ont habité la Palestine pour fuir l’Allemagne nazie et cohabité avec des Juifs, des Arabes et des Chrétiens. Ami de Andy Warhol et Salvador Dali, il part d’une peinture quelconque achetée aux Puces pour la transformer grâce à son imagination fertile et en faire autre chose. C’est comme cela que Jon Hassell travaille. Il prend des extraits d’un morceau pour les inclure dans un autre et retravaille le tout pour créer un autre morceau qui reprend aussi sa prestation à la trompette. A ça, il ne touche pas. Il part d’une phrase, d’un mot, d’un tableau qui l’inspire pour en faire une œuvre à part entière.

De tout cela, il résulte que « le compositeur/trompettiste Jon Hassell est le créateur visionnaire d’un style de musique qu’il présente lui-même comme le Quatrième Monde, une musique unique, mystérieuse et hybride, à la fois ancienne et numérique, composée et improvisée, orientale et occidentale ». Voilà ce que l’on dit de lui dans sa biographie. On peut ajouter que le cheminement sur le plan musical, en l’emmenant aux quatre coins du monde, débouche sur une recherche philosophique et spirituelle et lui enseigne la tolérance.

L’album, maintenant. C’est la trompette qui donne le ton à la composition de Jon Hassell et Peter Freeman,« Divine S.O.S. », au point de reléguer le reste à l’état de faire valoir, même si l’orgue est partie prenante dans la démarche. Mais c’est faire peu de cas d’effets bien construits et pensés en fonction du résultat d’ensemble. En d’autres mots, rien n’est laissé au hasard. Basé sur un postulat donnant à chacun, quel que soit son âge, quelle que soit sa race, quel que soit son background, les mêmes chances, il est normal que la musique arabe apparaisse en filigrane. Elle est l’objet de toutes les sollicitudes et de toutes les attentions dans le but de prouver l’absence d’agressivité de la religion musulmane. En cela, elle est une leçon utile pour tous. A ce point de vue, le chant, utilisé à bon escient, offre une brillante démonstration de savoir-faire en dehors des règles établies sous nos latitudes et un appel à la compréhension universelle. C’est un « divine S.O.S. ». Personnel : Jon Hassell, trompette, claviers, Peter Freeman, basse, percussions, programmation, Rick Cox, guitare, et Dhafer Youssef, voix, oud.

Avec « Maarifa Street », Jon Hassell, qui l’a composé, frappe sur le même clou. Maarifa Street, c’est la rue de la connaissance, la rue de la sagesse, un oui à la vie, et elle est située en Irak où sévit la guerre, une guerre larvée, psychologique, qui tue chaque jour. Il associe ainsi les mots « connaissance » et « arabe », compagnons de voyage depuis des siècles. Rumi écrit : « Au-delà des idées de bien et de mal, il y a un champ. Je t’y retrouverai. » Cela aussi a valeur de symbole. Musicalement, la trompette aux accents plaintifs sert de base aux effets électroniques bizarres et aux bruitages bien placés. Le côté ambient et éthéré fait rêver au-delà de tout contexte matériel. Là aussi, le caractère politique est nettement perceptible. On est en train de détruire une civilisation, le berceau de la connaissance et de la sagesse, au nom d’une idéologie. Cela renvoie les islamistes et les faucons américains dos-à-dos. Il n’y a pas de gagnant, il n’y a que des perdants. Personnel : Jon Hassell, trompette, claviers, Peter Freeman, basse, programmation, Rick Cox, guitare, John Beasley, claviers, Dhafer Youssef, voix.

Sur « Warm Shift », ce sont d’abord les effets électroniques qui impressionnent. Les improvisations de la trompette viennent bientôt prendre la relève pour recentrer les choses et garder une cohérence d’ensemble. Assez court par rapport aux autres morceaux, ce titre, par son calme et sa détermination, indique clairement la voie à suivre. Personnel : Jon Hassell, trompette, claviers, Peter Freeman, basse, programmation, Rick Cox, guitare.

« Open Secret (Paris) » débute en douceur sur une musique très intimiste empreinte de retenue qui évoque immanquablement Miles Davis dans ce qu’il a de plus innovant mais avec un accompagnement issu de la technique disponible au vingt-et-unième siècle. La voix chantée en arabe ajoute non pas une couleur locale mais une signature hors du temps. Le message est clair, et l’ombre de Jelaluddin Rumi est présente en surimpression : par le passé, les poètes arabes ne véhiculaient aucune agressivité. La voix plaintive et le son discret du oud sont là aussi pour appuyer cette assertion : l’entente entre les peuples, le pont entre le passé et le présent, sont à ce prix. On y entend aussi une cassette enregistrée le 16 août 1985 chez Klarwein à Majorque, où des clochettes de chèvres résonnent, « comme brodées dans la musique ». Elles sont à l’origine de l’album tant cet instant de calme a marqué Hassell. De même, il associe dans un thème musical « maarifa », un mot arabe, et « drala », un mot tibétain qui se réfère à la magie inhérente à la simplicité de la nature. Comme « dra » veut dire ennemi et « la » au dessus de, « Drala » signifie donc littéralement « au-delà de l’ennemi ». On peut parler selon Hassell d’une « alchimie culturelle » entre le « maarifa » arabe et le « drala » tibétain. La violence est une pure invention récente des intégristes de tous bords pour asseoir leur pouvoir et asservir le peuple. L’air de rien, en passant, il prend une position politique très forte. Elle ne ménage ni les fondamentalistes ni l’équipe américaine au pouvoir. Si celle-ci a été remaniée, c’est pour donner l’impression que la politique a changé de cap. Et les terroristes frappent tous les jours … Dans les faits, rien n’a évolué. Personnel : Jon Hassell, trompette, claviers, Peter Freeman, basse, Rick Cox, guitare, John Beasley, claviers, Dhafer Youssef, voix, oud.

Composé par Jon Hassell et enregistré au Game Room de Los Angeles, « New Gods » est encore beaucoup plus marqué par les expériences sensorielles, avec toujours cette trompette sublime qui sert de catalyseur et de fil rouge à la fois. Elle semble crier son désarroi et ses frustrations à la face du monde. Les passages ambient, qui lui succèdent puis lui cèdent la place, servent le rêve et la réalité tout à la fois. Les percussions ajoutent encore à la tension et créent un climat d’instabilité et de turbulence qui déchire. La fin du morceau frise le pathétique : on est bien au XXIème siècle. Personnel : Jon Hassell, trompette, claviers, Peter Freeman, basse, percussions, programmation, Rick Cox, guitare.

La guitare disparaît sur « Darbari Bridge », un pont entre Orient et Occident, une composition de Jon Hassell. La musique aérienne orientale se confronte aux perceptions occidentales en alternant les passages ambient et les passages plus centrés sur le jeu de trompette. Les tambours de Abdou Mboup, enregistrés auparavant et transposés ici, combinés à la basse, ajoutent une tension et un dynamisme qui servent de base au propos musical et lui donnent un rythme lancinant propice à la réflexion et à la méditation. Personnel : Jon Hassell, trompette, claviers, Peter Freeman, basse, programmation, John Beasley, claviers.

Egalement composé par Jon Hassell, le rappel final « Open Secret (Milano) » a été enregistré live à Milan et, contrairement aux autres morceaux, il est resté intact. Jon Hassell et Paolo Fresu y jouent de la trompette. Ce dernier produit aussi les effets spéciaux et John Beasley tient les claviers. Peter Freeman joue de la basse et Rick Cox de la guitare. Bien soutenu par la basse, le dialogue en parfaite symbiose entre les trompettistes, deux artistes au sommet de leur art, est remarquable de virtuosité et de complémentarité.

Cet album où rien n’est innocent est génial, tout simplement. Plus on l’écoute, plus on l’aime. Est-ce du rock ? Ni plus ni moins que l’ambient de Brian Eno. Est-ce du jazz ? Pas vraiment non plus. Est-ce de l’électronique ? En partie seulement. C’est un album qui défie toute classification, c’est de la musique d’avant-garde géniale, qui fusionne les genres pour produire autre chose, ce qu’il appelle lui-même le Quatrième Monde. De plus, l’album n’est pas un exercice de style gratuit car il comporte une dimension politique. Pour n’être pas spectaculaire, elle n’en est pas moins réelle. C’est un refus de l’intégrisme sous toutes ses formes, d’où qu’il vienne, un refus de ceux qui se prennent pour des dieux universels au nom d’un état ou d’une religion et c’est un oui à la vie. D’ores et déjà, on peut tenir cet album pour un des meilleurs de l’année.

Pays: US
Label Bleu / Bang! LBLC 6674
Sortie: 2005/04/25

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