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GREEN DAY – American Idiot

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[Total: 3 Moyenne: 4.3]

Le groupe américain Green Day (à l’origine Sweet Children !), formé en 1988, se compose de Billie Joe Armstrong, guitare, lead vocals, Mike « Dirnt » Pritchard, basse, chant, et Frank Edwin « Tré Cool » Wright, III, batterie, chant. A noter la présence de Rob Cavallo au piano et de Jason Freese au saxophone.

A l’origine, Green Day pratique un punk à la Buzzcocks, très près des racines, et jure ses grands dieux qu’il ne fera jamais de politique. Pourtant, au cours des années, il évolue insensiblement vers plus de profondeur. A la fois concept album, pamphlet politique et opéra punk, « American Idiot » rejoint la démarche entreprise par The Pretty Things avec « S. F. Sorrow », du Who avec « Tommy » ou « Quadrophenia », des Kinks avec « The Village Green Preservation Society », des Beatles avec « Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band » ou de Pink Floyd avec « The Wall », le plus engagé politiquement : donner au rock un statut de musique à part entière. Bref, Green Day fait son entrée parmi les grands.

Premier tableau : dépeindre la situation intérieure sur le plan de l’information. Sur une musique puissante et agressive, conforme au propos, le premier titre, « American Idiot », est une critique acerbe des media US, à la solde du pouvoir, qui, pris dans l’hystérie ambiante, livrent des infos destinées à infantiliser la population. Heureusement, les artistes veillent au grain. Ils sont les seuls. A travers cette analyse du rôle de la presse, ce sont les implications politiques qui sont en jeu. L’Amérique est-elle encore une démocratie ?

Deuxième tableau : décrire la misère matérielle et morale. C’est « Jesus Of Suburbia », fils de la rage et de l’amour, qui porte tous les espoirs de changement. Ce titre comporte cinq parties : « Jesus Of Suburbia », où l’on parle des causes de la misère : le surendettement, le tabac, l’alcool, la drogue, l’abrutissement par la télévision ; « City Of The Damned », description sans complaisance des villes et de leur cortège de misère ; « I Don’t Care », description de l’indifférence générale ; sur une musique sautillante, « Dearly Beloved » demande où est la différence entre folie et insécurité et est un appel de détresse que l’on ne veut pas entendre ; enfin, sur une musique furieusement agressive, « Tales Of Another Broken Home » parle de l’étouffement créé par les mensonges et de la fuite pour y échapper. En conclusion, on y décrit les différents aspects de la misère du Jésus de banlieue, érigé en symbole de la vie ordinaire. L’info est tellement omniprésente que les gens ne savent plus qui croire et le gouvernement américain entretient cette confusion. C’est cela que Green Day dénonce ici avec une violence inouïe et ça fait plaisir à entendre.

Troisième tableau : brosser le portrait de la société américaine dans son ensemble. Sur une musique violente, « Holiday » parle des vies en vacances, comme suspendues. La terreur règne au nom de la lutte anti-terroriste, les libertés s’effritent. Les Américains sont invités à saluer le tyran, à bombarder les Français qui s’opposent aux desseins du président et de son équipe. Message on ne peut plus clair pour ceux qui suivent l’actualité.

Quatrième tableau : décrire le désarroi général et les périodes de doute. La ballade « Boulevard Of Broken Dreams » décrit un personnage qui marche sur le boulevard, sans but précis. Dans un premier temps, on est un peu perdu, le temps de reprendre ses esprits. C’est une métaphore de la prise de conscience de la solitude engendrée par l’esprit critique et la lucidité. Une simple courbe de Gauss suffit pour donner un sens à cette phrase.

Cinquième tableau : décrire les séquelles psychologiques subies par les victimes. Sur un tempo mid range vitaminé, avec un « Tré Cool » pas cool à la batterie, « Are We The Waiting » met en avant les cauchemars et les rêves de ceux qui ont assisté au drame du 11 septembre et établit la comparaison avec ce qui se passe maintenant. Dans l’évangile selon Green Day, cette situation n’est guère meilleure. La guerre aussi fait des victimes. Nulle part on ne parle de l’Irak mais cela ne fait aucun mystère. Est-on en train d’attendre le Messie ? Jesus of Suburbia suscite des espoirs mais c’est un leurre : il n’existe pas. Il appartient à chacun de prendre conscience des problèmes et de réagir. Ces cinq tableaux constituent la phase descriptive et l’état des lieux de la situation US.

Sixième tableau : dénoncer les errements des dirigeants. Le gouvernement doit rendre des comptes. « St. Jimmy » est « l’aiguille dans le bras de l’establishment », un hymne punk d’une violence incroyable sur un beat TGV irrésistible, une promesse d’être toujours présent pour fustiger les errances du pouvoir. Dire que ça frappe sec derrière les fûts relève de l’euphémisme. Fantastique ! On entre ici dans une autre dimension : après les différentes descriptions, la réponse sous forme d’action.

Septième tableau : subir l’apathie de l’Amérique profonde. Plus calme, sur une mélodie douce amère, « Give Me Novacaine » dénonce le « mal de dent du cerveau », la drogue et ses sensations qui faussent les perceptions et endorment les malades, au point qu’ils perdent le sens de la réalité. La drogue, c’est aussi le symbole de la religion, du ronron quotidien, du conformisme qui empêche de penser, du politiquement correct. Est-ce pour réveiller les zombies que ça s’énerve ? Est-ce la sérénité retrouvée à la fin ? La musique, tantôt douce, tantôt violente, se met totalement au service du message.

Huitième tableau : passer au stade de la révolte. Musique agressive aussi pour le portrait suivant : « She’s A Rebel », symbole féminin de la résistance ; c’est une rebelle, une sainte, le sel de la terre et elle est dangereuse. Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre la métaphore et le message. En forme de cœur, la grenade de la cover photo viendra à la rescousse si nécessaire. Voilà ce qu’il en coûte de brimer les gens sensibles.

Neuvième tableau : décrire la beauté de la résistance, lui donner une justification et une légitimité sur fond de guerre. Sur une musique de style indien, d’abord, avec des percussions ad hoc, puis sur une musique rentre dedans, « Extraordinary Girl » est la description d’une fille extraordinaire dans un monde ordinaire. Elle essuie ses larmes, de nouveau seule. Parfois, il a envie de mourir, parfois elle en a marre de pleurer. L’un dans l’autre, en temps de guerre, le sacrifice est de rigueur. Pourquoi ? Pour qui ? A travers le prisme du couple, c’est une description poignante du sort des plus démunis, qui n’ont plus aucun contrôle sur leur propre vie. Big Brother is watching you.

Dixième tableau : fustiger l’attitude des dirigeants. C’est la voix de Kathleen Hanna que l’on entend au début. Guitare saturée, basse agressive, batterie martelée, la musique est super musclée et révoltée pour « Letterbomb », qui dénonce l’indifférence des gouvernants pour le sort des gens dont la vie est en danger. Les dirigeants n’ont aucun souci du peuple qu’ils dirigent, c’est peu dire. Mais une révolte sourde gronde dans les villes, surtout au nord du pays.

Onzième tableau : décrire les sentiments des victimes, confrontées à une nouvelle catastrophe. Sur une musique plus molle mais qui s’énerve vers la fin, « Wake Me Up When September Ends » se déroule comme dans un no man’s land. On ne parle pas tellement du 11 septembre 2001 mais plutôt de maintenant. Une nouvelle pluie venant des étoiles incite à dormir et à attendre des temps meilleurs. La mémoire reste vive mais cela devient insupportable. Le rêve a pris fin : il est toujours là. Il, c’est le zozo de la Maison blanche, bien sûr, mais il ne fait plus rire personne. Quand le CD est sorti, on pouvait encore espérer. La fin du morceau, tout en douceur, est énigmatique, comme l’est ce morceau, îlot perdu dans un torrent de violence à peine contenue. On s’exprime par symboles lourds de sens.

Douzième tableau : faire face, affronter le décompte des morts, continuer la lutte sans faiblesse. Musique solid rock de nouveau pour « Homecoming », qui se divise aussi en cinq parties : « The Death Of St. Jimmy », « East 12th Street », « Nobody Likes You », « Rock And Roll Girlfriend » et « We’re Coming Home Again ». On y dénonce le sort des soldats. A force de se poser des questions, Jimmy est mort. Le soldat est pris dans un cauchemar mais personne ne l’aime, personne ne se soucie de lui. Ils sont tous là en train de s’amuser pendant que lui … C’est en substance le message que les soldats veulent faire passer. Sur cet album, ils ne sont que des personnages mis en situation. Dans la réalité, certains perdent vraiment la vie, dans l’indifférence générale. On appelle ça des dommages collatéraux. Mettre un nom sur le problème fait déjà moins mal à certains et ça calme l’opinion publique, toujours prompte à s’endormir.

Treizième tableau : faire le bilan. Dans « Whatsername », sur des riffs en rythme mitraillette à la Zal Cleminson, qui débouchent sur des guitares saturées et râpeuses, on a rêvé, on se souvient du visage mais pas du nom de la personne. Elle est mariée, elle a disparu sans laisser de trace ; il a changé de voie, leur vie a pris un tour inattendu à cause de cette sale guerre et il a fini par déchirer les photos. Il finira par l’oublier mais pas le temps passé. Garce de vie ! Le morceau se termine de façon abrupte, comme tous ces amours, toutes ces vies perdues. Wake up, America !

Ce réquisitoire impitoyable contre la guerre, associant l’émotion à la raison, était destiné à faire perdre le pouvoir au président des Etats-Unis. On sait qu’il n’en est rien. Cela ira mieux dans quatre ans car cela ne peut être pire. Même en Europe, tout le monde ne le comprend pas. Espérons que le peuple américain ne retombe pas en léthargie. Il ne s’agit pas de passer sous silence les terribles exactions des intégristes qui se prétendent musulmans. Il ne s’agit pas non plus de diaboliser l’Amérique mais plutôt d’éclairer sur la valeur réelle de certains de ses dirigeants, dont la réponse inappropriée complique les choses. Les démissions successives depuis les élections sont édifiantes, de la part d’anciens partisans de Bush et de son équipe. Cheney, Rumsfeld, Wolfowitz et quelques autres sont restés. Cela ne présage rien de bon.

En tout cas, « American Idiot » est un des dix meilleurs albums de l’année 2004, la musique étant en parfaite symbiose avec le sujet traité. Après chaque tableau (ou groupe de tableaux) descriptif, une réponse surgit sous forme d’action proposée : passer à la révolte, dénoncer l’attitude des dirigeants, faire face à la situation sans faiblesse, continuer la lutte. Cet excellent album est sans doute le meilleur album punk de tous les temps. Seul peut-être « Horses », de Patti Smith, soutient la comparaison.

Souvent décrié, trop souvent assimilé à la caricature des personnages imposés aux Sex Pistols par Malcolm McLaren, leur manager, pour des raisons de marketing, le punk, quand il est mis au service d’une bonne cause, acquiert ses lettres de noblesse. Quand il est bon malgré le dépouillement sur le plan instrumental, on dit que ce n’est pas du punk. Billevesées !

S’il est vrai qu’il prône le minimalisme au niveau des moyens utilisés, il comprend les précurseurs, The Velvet Underground, MC5, The Ramones (très deuxième degré), Patti Smith, Television, Talking Heads, Iggy & The Stooges et Jonathan Richman & The Modern Lovers en Amérique, The Clash, Sham 69, Generation X, Ultravox! (avec John Foxx), XTC, Magazine et Wire au Royaume-Uni, qui sont différentes facettes d’un mouvement punk underground. Il émane souvent d’intellectuels écoeurés par la transformation du rock dans le sens de la sophistication et de l’augmentation du coût des moyens. De plus, cette évolution met en berne l’identité du rock, caractérisée par la volonté de s’amuser et par la révolte contre l’establishment. Ce mouvement a connu un prolongement jusqu’aux nineties avec Nirvana et quelques groupes de moindre importance.

A cette liste non exhaustive, on peut ajouter Green Day car avec cet album, il gagne le droit d’entrer parmi les grands du rock. Espérons que son intrusion dans la politique ne soit pas un feu de paille et surtout qu’elle soit contagieuse. Le pays le plus puissant de la planète a besoin d’une conscience.

Pays: US
Reprise Records 9362-48777-2
Sortie: 2004/09/21

4 thoughts on “GREEN DAY – American Idiot

  • Merci pour cette critique à la hauteur de l’album… Green Day le méritait, cet album est une claque monumentale, qui n’a peut être pas « atteint son but », mais qui prouve que des gens sont vraiment conscients de ce qui se passe…

  • Je laisserai de côté l’aspect contestataire du sujet pour m’intéresser uniquement à la musique. Je ne connaissais pas bien Green Day, seulement par leurs quelques tubes interplanétaires qui ne m’avaient jamais donné envie d’aller vor plus loin.

    Mais ici, c’est différent, on se retrouve face à un album très travaillé, avec des morceaux longs, tantôt hargneux, tantôt calmes, voire mélancoliques, et d’autres plages qui sont de véritables brulôts teigneux, hits en puissance. On sent vraiment que cet album a été travaillé et pour moi c’est un des meilleurs cd de l’année.

  • Je n’hésite pas, 10/10. J’ignorais totalement l’existence de ce groupe (faut dire que j’ai 47 ans…) jusqu’à ce que j’entende et voie Blvd of Broken Dreams à la télé et que je soie immédiatement séduite, interpellée. Ensuite il y a eu cette analyse fort intéressante sur Music in Belgium et j’ai acheté l’album : une découverte, une perle, un don du ciel. Accro, véritablement. Il manque juste LA best chaîne et la pièce insonorisée qui permettrait d’écouter cela à fond sans déranger les voisins (le casque je n’aime pas trop)… Hard-mélodieux-tendre : c’est ce que je ressens.

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