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WAITS, Tom – Real Gone

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Tom Waits est un cas à part dans le monde du rock. Sa voix est désagréable, ses textes hermétiques, sa musique cynique, sarcastique, menaçante et sombre. Il grogne, parle, crie, émet des borborygmes, joue du mirliton et siffle. Tout ce qui produit des sons lui convient. Pourtant, à l’instar de Kevin Coyne, récemment décédé, ou de Van Morrison, il fait partie des plus grands. Il a écrit son dernier album, « Real Gone », avec l’aide de sa femme, Kathleen Brennan, comme il en a pris l’habitude maintenant.

Sur cet album, il privilégie la prise directe, avec des « percussions vocales » retravaillées, un peu comme celles offertes par Björk sur « Medúlla ». Tom Waits a produit « Real Gone » avec sa femme et Mark Howard (Bob Dylan, Lucinda Williams) l’a enregistré. Ce dernier a déjà participé à deux albums de Tom Waits sortis en 2002. Ce sont des albums concepts issus de ses travaux au théâtre avec Robert Wilson.

Alors que « Alice » est un album poétique, « Blood Money » raconte les expériences subies par un soldat allemand, qui finit par tuer son amie. Il est basé sur une pièce de théâtre datant de 1837, « Woyzek », de Georg Buchner, dont Waits et Brennan ont écrit la musique. Très éclectique, Tom Waits a aussi composé « Little Drop Of Poison » pour le film Shrek 2. Voilà pour le passé récent.

Sur le plan instrumental, toujours prêt à s’imposer un handicap supplémentaire, il abandonne les claviers. Il est entouré de Larry Taylor (Canned Heat), (basse, guitare), Marc Ribot (Lounge Lizards, Jazz Passengers) (guitare), Les Claypool (Primus, Blind Illusion) (basse), Brian Mantia (Praxis, Primus, Buckethead, Godflesh, Guns ‘n’ Roses) (batterie), surnommé Brain en raison de son attachement obsessionnel au livre très complexe de Anthony Cirone, « Portraits In Rhythms », Harry Cody (Shotgun Messiah) (guitare, banjo) et son fils Casey Waits (percussions et turntables).

Ce mélange détonant de percussions, de travail à la console et de musique blues folk donne un résultat surprenant dès le premier titre, « Top Of The Hill ». Le jeu de guitare volontairement monotone de Marc Ribot se heurte aux percussions spasmodiques de Brain, au « chant » de Tom Waits, qui se sert aussi d’un mirliton, et aux turntables de son fils Casey. Mêlant ainsi subtilement la musique rurale ancienne et la musique urbaine actuelle, il crée un effet surréaliste propre à vous dégoûter de la musique à tout jamais. Pourtant, traité à sa façon, c’est la création d’une musique nouvelle et c’est tout simplement génial.

Sur une sorte de tango, « Hoist That Rag », il faut de nouveau affronter sa voix gémissante qui grommelle plus qu’elle ne chante. La partie instrumentale est beaucoup plus simple : la guitare style espagnol de Marc Ribot dialogue avec la basse de Les Claypool. Tout cela associé aux percussions produit un titre à caractère répétitif qui le rend vite lancinant et indispensable.

« Il n’y a pas de rédemption » est le thème de « Sins Of My Father », très longue pièce de plus de dix minutes. Il faut assumer les fautes de ses parents, si injuste que cela puisse paraître. Larry Taylor, basse, et Brain, percussions, constituent une section rythmique très performante. Quelque part entre folk, spiritual et reggae, le banjo de Marc Ribot en prime, c’est un des deux meilleurs titres de l’album.

« Shake It » est un blues déformé par des distorsions savamment ordonnées et des claps. Cette fois, c’est Les Claypool qui empoigne la basse et permet à Tom Waits et Larry Taylor de jouer de la guitare. Ce mélange de rythmes parfois à la limite du hip hop, ce jeu saccadé des guitares, cette voix à la fois plaintive et hargneuse créent un effet pour le moins original.

Basé sur le même principe, le blues « Don’t Go Into That Barn » s’appuie largement sur les percussions. Les « uh ah » ou les « yyaaahh » de Waits les ponctuent à leur manière pour achever de dérouter davantage. C’est une suite de malheurs énoncés sur un ton presque indifférent. Cette musique picturale nous « montre » les esclaves attachés les uns aux autres par des chaînes. Ceux qui, épuisés, ne peuvent suivre, sont abandonnés à leur triste sort. « Quand le niveau de la rivière est bas, on voit de vieux os et des chaînes. » … En modulant ses intonations, Waits imite tour à tour l’officier et le plouc chargé de l’enterrement des esclaves que l’on vient d’achever.

« How’s It Gonna End » est une longue plainte, très dépouillée sur le plan instrumental, soutenue seulement par les ponctuations de la guitare de Tom Waits, le banjo de Harry Cody et la basse de Larry Taylor. « La vie est faite d’ennuis, de tracas, de douleurs et de batailles. » Sa femme le quitte, lui laissant « un message gravé dans la poussière du bois. » « Ils doivent avoir vidé les lieux pendant la nuit », se dit-il.

« Metropolitan Glide » est un blues funky bourré de distorsions et parsemé de mots, de borborygmes et de sons mêlés et savamment retravaillés pour donner des effets surprenants. Tom Waits, très drôle dans son imitation de James Brown, et Harry Cody jouent de la guitare de façon bizarre pendant que Casey Waits joue avec ses tourne-disques. Les percussions de Brain sont géniales. On y parle de salle où l’on danse et de réjouissance forcée.

Longue plainte de près de six minutes, « Dead And Lovely » voit Marc Ribot jouer de la guitare à la façon hawaiienne (ou hawaïenne si vous préférez, les deux orthographes sont correctes. Demain, nous reverrons la règle des participes passés. Fin de la digression.) C’est Casey Waits qui tient les brosses. Bref, pour avoir cru à l’amour, une femme est morte. Mode low key, musique discrète, mélodie agréable, presque.

« Circus » est encore plus déroutant. Tom Waits joue du Chamberlain et parle d’une voix très monocorde pour décrire des scènes de cirque. Son fils Casey joue de la batterie et Mark Howard agite des cloches de temps en temps. Tom Waits n’a pas son pareil pour raconter des histoires et créer une atmosphère étrange voire inquiétante. On n’est pas très loin de l’univers descriptif et narratif de l’écrivain américain John Irving (« Le monde selon Garp », « L’épopée du buveur d’eau », …).

Egalement dépouillé sur le plan instrumental, avec seulement Marc Ribot au Cigar Box Banjo, Larry Taylor à la basse, Brain aux percussions et la voix fatiguée de Tom Waits, « Trampled Rose » est un curieux titre qui raconte l’histoire d’un homme qui s’interroge sur la provenance d’une rose, sur un texte enrichi de métaphores.

« Green Grass » est un dialogue intimiste entre la basse de Larry Taylor et la guitare de Tom Waits, dont la voix bizarre semble menaçante. La tristesse qui émane de ce morceau sombre et glauque n’a d’égale que la détermination du bonhomme, qui promet à son ex de ne plus pouvoir se débarrasser de son souvenir et de hanter ses nuits. Ce titre et le précédent sont en parfaite opposition avec les autres titres largement alimentés par les rythmes et apportent une sorte de rafraîchissement, comme un entracte.

Sur un rythme plus rapide parsemé de percussions surprenantes, le folk blues « Baby Gonna Leave Me » raconte l’histoire d’un amour malheureux, laissant l’homme avec le cœur brisé. Elle est partie en lui laissant même son rouge à lèvres et sa trousse de maquillage … Il laisse le chien dehors ? Il part aussi. Il énonce les faits avec sa voix éraillée, sarcastique et hargneuse qui coupe toute velléité d’effet humoristique.

« Clang Boom Steam » est un très court exercice expérimental fait d’onomatopées avec la seule voix de Tom Waits. Suit « Make It Rain », au rythme répétitif, où l’on raconte l’histoire classique de cette femme partie avec le meilleur ami de son mari. Il a tout perdu et demande l’ouverture des vannes célestes pour calmer son feu intérieur.

Enfin, « Day After Tomorrow » vaut à lui seul l’achat de l’album. C’est la lettre d’un soldat américain à ses parents. Il fait la guerre en Irak et décrit à sa manière, par petites touches successives, toute son horreur et son absurdité. Un vrai chef-d’œuvre et un pied de nez appuyé à tous les décideurs planqués. Qui peut-il bien viser ? C’est son premier morceau à caractère purement politique. Intemporel, ce morceau n’en a que plus de poids. Après un blanc, on a droit à un bonus track sans titre, qui pourrait être baptisé « A Chee Ka Boom » ou quelque chose comme ça. Histoire de redescendre sur terre, de faire baisser la tension et de reprendre contact avec la réalité.

L’un dans l’autre, Waits mêle lo-fi, jazz, folk, blues et voix parlée, intègre des titres d’origine jamaïcaine, latine ou africaine, et privilégie la prise unique. Son album, dont le design est très dépouillé, dont les photos sont floues pour ajouter un caractère énigmatique supplémentaire, est original, étrange et beau. Pour l’apprécier pleinement, il vous faudra sans doute plusieurs écoutes très attentives et la volonté de tenter de comprendre. Cela en vaut la peine : il figure parmi les trois meilleurs de l’année.

Pays: US
ANTI- 6678-2
Sortie: 2004/10/04

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