RUINS – Alone
On connaît le Japon comme une terre d’aventure et d’originalité profonde. Les Japonais ont toujours eu le chic pour prendre tout le monde par surprise, et je ne parle pas seulement de Pearl Harbor. En matière de musique rock, des groupes japonais ont semé la perplexité dès le début des années 70 (Flower Travellin’ Band, Kimio Mizutani, Strawberry Path…) et ont continué leurs exploits dans les années 90 et 2000 (les insensés d’Acid Mother Temple, par exemple). Un des personnages clés de cette scène underground nipponne est Tatsuya Yoshida, un batteur excentrique en avance de trois générations sur son époque et qui a commencé à faire parler de lui au milieu des années 80 avec son projet Ruins.
Ruins est un monde indescriptible. Yoshida en est le batteur, concepteur, gourou, visionnaire, magicien, manipulateur et maître total. Il monte ce projet en 1985 dans l’espoir d’en faire un power trio. Il lui faut donc un bassiste, qu’il trouve, et un guitariste, qui ne se pointera jamais aux répétitions. Qu’importe, le trio devient duo et s’enfonce dans une musique expérimentale qui est au rock progressif ce que le canon laser est à la bombarde : un truc hallucinant, avant-gardiste à fond, ultra-technique et hanté par une folie créatrice irrépressible. Durant la vingtaine d’années d’existence de Ruins, quatre bassistes se succèdent : Hideki Kawamoto, Kazuyoshi Kimoto, Ryuichi Masuda et enfin Hisashi Sasaki. Les albums s’insinuent également dans le monde moderne, avec une chance quasi nulle de faire un impact commercial : « Ruins » (le premier EP de 1986), « Ruins II » (1987), « Ruins III » (1988), « Stonehenge » (1990), « Burning stone » (1992), « Graviyaunosch » (1993), « Hyderomastgroningem » (1995), « Refusal fossil » et « Vrresto » (1998, les albums les plus emblématiques), « Symphonica » (1998), « Pallashtom » (2000) ou « Tzomborgha » (2002).
Ruins n’est pas le seul projet dans lequel Tatsuya Yoshida est actif. Il s’implique dans une vingtaine de groupes tout au long de sa carrière. Son jeu de batterie est phénoménal, usant de la polyrythmie à outrance et repoussant cette technique complexe dans des espaces encore insoupçonnés. On reconnaît des influences classiques chez ce monsieur : Emerson, Lake & Palmer et surtout le Magma de Christian Vander, qui reste l’influence principale avec un jeu de batterie tentaculaire, rapide et furieux, couplé à des paroles dans une langue inconnue qui rappelle le fameux Kobaïen utilisé dans Magma.
Yoshida avait mis fin à la carrière discographique de Ruins en 2004, se contentant de jouer sa musique sur scène en tant qu’artiste solo sous le nom de Ruins Alone, changeant de bassiste au gré des villes visitées. Ce n’est qu’en 2010 que Yoshida se décide à préparer un nouvel album de Ruins, qu’il baptise « Alone » et qui est sorti à la fin de l’année dernière. J’avertis tout de suite : réécoutez l’intégrale de Magma et de Frank Zappa, ainsi que les œuvres d’Acid Mother Temple avant d’aborder ce « Alone », car ça va secouer un peu les neurones du point de vue de la vision musicale. Yoshida propulse l’auditeur dans un accélérateur de particules sonores nerveuses et épileptiques. Une vingtaine de pièces courtes de une à trois minutes de durée s’abattent en rafales sur les tympans, avec une batterie démentielle qui concasse les rythmes en petits morceaux et les retourne dans tous les sens. Le chant outré et lyrique projette des onomatopées incompréhensibles, les ambiances sonores changent toutes les dix secondes, les structures mélodiques sont secouées comme un cow-boy sur le dos d’un taureau fou en plein rodéo. Frank Zappa ressemble à côté de ça à un chanteur de ballades napolitaines.
Archifou, inepte, incontrôlé et génial, cet album réinvente le progressif en lui donnant une dimension insensée, le baignant dans un jus technique ultra-concentré et le propulsant en même temps dans une dimension avant-gardiste qui semblait avoir disparu de la musique contemporaine. Une baffe énorme, mais pour comprendre tout ça, il vaut mieux avoir un permis de conduire une fusée intergalactique.
Le disque contient trois bonus, dont les amusants « Progrock » et « Hardrock » qui révèlent chacun un florilège des riffs prog et hard les plus classiques de l’histoire. Une excellente opportunité pour un blind test.
Pays: JP
Skin Graft Records GR100CD / Mandaï Distribution
Sortie: 2011/12/15