WILLIAMS, Tony LIFETIME – Emergency!
L’album « Emergency! » de Tony Williams est au jazz fusion ce que « The psychedelic sounds of » des Thirteenth Floor Elevators a été au rock psychédélique ou ce que « In the court of the Crimson King » de King Crimson a été au rock progressif : l’œuvre initiatrice, la première marche vers un long chemin, le point de départ d’un genre. Cette œuvre, bien qu’imparfaite, a acquis une réputation légendaire dans le milieu jazz-rock par l’audace de son style, le pedigree de ses musiciens et la vision prophétique qu’en a eu la presse.
Tout se passe en février 1969. À l’époque, un tout jeune guitariste inconnu, mais plein de promesses, appelé John McLaughlin enregistre les morceaux de son premier album solo, « Extrapolation ». Il a également jammé avec d’autres musiciens et cette session a fini sur une cassette écoutée par hasard par le batteur du grand Miles Davis, Tony Williams. Ce dernier appelle McLaughlin à New York afin qu’il participe à l’enregistrement du nouvel album de Miles Davis, « In a silent way ». Ayant refusé de faire partie (à plein temps) du groupe de Miles Davis, McLaughlin accepte néanmoins de jouer dans le groupe Lifetime qui vient d’être fondé par Tony Williams. Williams en profite pour engager un autre musicien de Miles Davis, l’organiste Larry Young.
Dans le monde du jazz-rock, ces gens-là sont des épées, des cadors. Autant dire que l’association de ces trois génies du genre va donner l’un des albums les plus fascinants de l’histoire du jazz-rock et particulièrement du jazz fusion. Tony Williams et ses acolytes parcourent ici des chemins jusqu’alors inexplorés. On est en 1969 et la scène rock vibre alors au son du rock psychédélique et du rock progressif débutant. Le jazz, quant à lui, est dominé par des maîtres comme Miles Davis et il vient de perdre un de ses plus grands magiciens, John Coltrane. L’époque est à l’aventure, la réécriture, le défrichement de nouvelles voies et l’association du jazz et du rock. Sur cette croisée des chemins, l’album « Emergency! » du Tony Williams Lifetime va se poser en pierre angulaire, en pivot originel.
« Emergency! » brille par la virtuosité de tous les instruments et c’est surtout John McLaughlin qui épate avec ses solos rapides et alambiqués, son toucher nerveux et son sens de l’improvisation. Larry Young, réputé pour sa maîtrise surhumaine de l’orgue Hammond B3, englue les structures instrumentales de lignes mélodiques sinueuses et de courtes frappes qui imbibent les morceaux de petits nuages d’orgue. Derrière, Tony Williams insuffle une rythmique de titan, polymorphe, active sur toutes sortes de tempos, à la récupération de chaque rupture provoquée par la guitare et l’orgue. L’un des sommets de cette alchimie effarante est le morceau « Spectrum », qui figurera plus tard sur le premier album du Mahavishnu Orchestra fondé par McLaughlin.
L’album « Emergency! » est enregistré aux Olmstead Sound Studios de New York et sort en mai 1969 sur le label Polydor. C’est un double album composé de huit titres relativement longs en moyenne et qui souffre malheureusement de deux défauts : une production assez brouillonne que même les rééditions et remastérisations successives n’ont jamais vraiment pu corriger, et un chant assez fade de la part de Tony Williams, qui n’intervient heureusement que sur deux morceaux. Mais quand on en revient à la musique pure, on reste hébété devant la performance sidérante des trois musiciens. Dans la presse écrite, il y en a un qui a tout compris sur ce groupe. C’est le légendaire Lester Bangs, référence ultime pour tous les critiques rock, qui écrit dans les pages du magazine Rolling Stone ces lignes prophétiques : « Il y a une nouvelle musique naissante qui perturbe toutes les classifications scolaires ou sémantiques et dont les passions seules sont suffisantes pour forger son identité. On la trouve dans les travaux de Miles Davis, de Captain Beefheart, de Don Cherry et du Velvet Underground. Plus que n’importe qui d’autre dans cette bande, Williams et ses associés se tiennent à la lisière de cette musique ». On ne pouvait espérer plus bel éloge de la part de celui qui a donné ses lettres de noblesse au métier de rock critic.
Pays: US
Esoteric Recordings ECLEC 2256
Sortie: 2011/03/28 (réédition, original 1969)