POP, Iggy – Préliminaires
Comme l’exactitude est la politesse des rois, la versatilité est l’apanage des grands. C’est vrai, quoi de plus fascinant que de voir une star ayant fait son beurre dans un créneau précis abandonner toutes les idées reçues à son sujet pour exercer son art sur des chemins radicalement différents? Imaginez-vous sincèrement Iron Maiden reprendre du Mozart ou Korn déclamer des textes d’Oscar Wilde sur un air de valse-musette? Avec Iggy Pop, ces invraisemblances entrent dans le domaine du possible.
Eh oui, Mesdames-Messieurs, je parle bien d’Iggy Pop soi-même, le parrain du punk, le contorsionniste des Stooges, groupe qui provoqua l‘anarchie dix ans avant les Sex Pistols et qui reste à jamais lié au grand chaos hard rock et punk, en quelque sorte fabriqué de ses propres mains. Les gens qui s’étonnent de voir Iggy Pop sortir un album de jazz-rock tranquille, idéalement taillé pour les salons lounge où une élite branchée aime à se retrouver pour savourer le bonheur de dominer le monde devraient revoir leurs classiques. Iggy Pop est peut-être le freak hargneux directement sorti de la banlieue de Detroit et dont la haine et la frustration ont fondé toute la liturgie du punk révolté et du rock dur intransigeant, il reste aussi un visionnaire, un poète écorché ami proche de David Bowie (qui l’a sorti du caniveau) et de Lou Reed (qui a partagé avec lui l’enfer et le ciel). Or, quoi de plus imprévisible qu’un disque de Bowie ou l’œuvre de Lou Reed? Quand on a écoute le « Metal machine music » de Lou Reed, on peut comprendre que rien n’est stable, que tout peut changer, qu’il ne faut pas confondre un musicien dans le vent et un créateur méprisant les modes, un type qui est là pour assurer à l’univers une certaine continuité intellectuelle, pour rapprocher l’homme de Dieu.
En effet, Iggy Pop, sur son dernier album, ne fait ni du Stooges, ni de l’Iggy Pop électrifié, il suit son instinct, ses envies. Monsieur Pop a envie de faire de l’électro-jazz progressif inspiré par les textes de Michel Houellebecq? Si le monstre sacré du rock a senti quelque chose de ce côté-là, c’est que ça doit être légitime, qu’il doit y avoir une émotion à creuser quelque part. C’est précisément l’objet de son dernier album « Préliminaires », où il exécute enfin un message donné depuis longtemps à la presse : un rocker indomptable qui voue un culte à Frank Sinatra va forcément commettre un jour une œuvre qui sort de l’ordinaire. C’est donc le livre « La possibilité d’une île » de Michel Houellebecq qui a inspiré à Iggy cette dizaine de titres, écrits en compagnie d’Hal Cragin qui a composé la musique et a assuré la production. Si les rockers s’étant mis à la littérature devaient transcrire leurs lectures en musique, ça pourrait être fun. Vous imaginez Lemmy découvrant Jean-Paul Sartre?
Comme il fallait s’y attendre, « Préliminaires » déroute, jette le fan de base dans l’ornière. Seuls ceux qui connaissent la véritable nature d’Iggy Pop, ceux qui ont entrevu son immense sensibilité, d’autant mieux cachée qu’elle se retrouve derrière une image de bad boy à la révolte inextinguible, toujours prêt à incendier les foules, seuls ceux-là peuvent comprendre cet album. Il faut donc une sérieuse préparation psychologique pour aborder « Préliminaires », un album tout sauf rock mais complètement Iggy Pop, pas le Iggy des Stooges mais celui des films de Jim Jarmusch (« Dead man », « Coffee and cigarettes »), l’homme de l’avant-garde, le rebelle intello, l’ouvrier baudelairien, bref une version séduisante de la schizophrénie.
Dès la reprise des « Feuilles mortes » chanté par Iggy dans la langue de Molière, on comprend que Monsieur Pop rompt les amarres avec le convenu. On sent tout de suite qu’il a bouffé le texte de Prévert jusqu’à la moelle et qu’il le restitue dans toute son émotion, allant directement défier Yves Montand sur son terrain. La rencontre des dieux, toutes dimensions confondues. La magie continue d’opérer au cours de la dizaine de titres qui suit. Que ce soit le slow onirique (« I wanna go to the beach »), le Saint Louis blues perverti et décadent (« King of the dogs »), la tristesse automnale de « How insensitive », le défi lancé à Cure sur « Party time », le blues cybernaute de « He’s dead/she’s alive », la ballade désertique à la Johnny Cash de « A machine for loving », le glam mortuaire de « She’s a business », toutes les chansons ont leur propre personnalité et brisent toute velléité de structure monolithique, multipliant par dix le talent d’Iggy Pop, capable de fournir à l’auditeur une mosaïque de styles inhabituels chez lui mais dont la superbe interprétation expose une personnalité multiple et un talent universel.
Si Lara Fabian était capable de commettre un album de heavy metal ultime, elle pourrait prétendre au même degré de respect que l’on doit à Iggy Pop sortant « Préliminaires ». Notons finalement que l’album ne sort que sur EMI France, afin de ne pas déstabiliser l’auditeur américain moyen. C’est une chance pour nous tous.
Pays: US
EMI 50999 6985782 9
Sortie: 2009/05/18
Pour ceux qui ont eu la chance de voir l’émission « Nightclubbing in Paris » sur Canal+ en février 2000, ce n’est pas vraiment une surprise. Accompagné par le trio de jazz Medeski, Martin and Wood, James Osterberg s’est mué en crooner le temps d’une soirée cabaret orchestrée par Antoine de Caunes. Un vrai régal.
Mais cela n’enlève rien à la qualité de votre brillante chronique. Bravo.