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LAMBCHOP – Damaged

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« Smoking can cause serious damage to your health ». Le tabac nuit gravement à votre santé. Cette petite phrase, Kurt Wagner peut la méditer à loisir tant qu’il en est encore temps mais même diminué par la maladie, malgré le handicap de la voix, il vient sans doute de produire son chef-d’œuvre. Kurt Wagner est un homme simple, un ancien ébéniste qui aime le travail bien fait. Il puise son inspiration et ses textes dans la vie de tous les jours mais il a un penchant pour la musique classique (il le doit à ses parents) et Miles Davis. L’hermétisme de ses paroles ne facilite pas la compréhension de son œuvre mais ses mélodies sont tellement belles que le jeu en vaut la chandelle. Le seul parallélisme que l’on peut faire avec un groupe connu est celui des Tindersticks de Stuart Staples, qui baigne un peu dans le même climat austère de réflexion.

Son style n’est pas celui des Chemical Brothers. Là où ces derniers projettent sur la piste de danse les noctambules urbains gavés d’ecstasy en proie à des convulsions cadencées dignes de volailles étêtées se trémoussant au rythme de bruitages sonores sans consistance qui sollicitent et stimulent en priorité leur moëlle épinière, Lambchop utilise des moyens plus subtils et, à petite dose, prend la peine d’approcher l’auditeur en faisant appel à son intelligence et à sa sensibilité, en s’adressant à sa matière grise plutôt qu’à son système nerveux. En réalité, tout dépend de l’idée que l’artiste se fait de celui qui écoute et de son attitude à son égard. Ici, on peut franchement parler de respect pour l’auditeur.

Heureusement, dans une interview, Kurt Wagner donne les clés de compréhension du très long « Paperback Bible » qui ouvre cet album. Il explique qu’il s’est inspiré du sujet d’une émission radiophonique où on peut acheter, échanger et vendre toutes sortes d’objet. Sur ce morceau, quelqu’un commence par acheter une bible. Quand le morceau se termine, l’acheteur, qui a sans doute été déçu, revend cette bible. Sur le plan musical, avec l’aide déterminante du piano, le collectif Lambchop s’implique à fond dans le projet et atteint des sommets de beauté tranquille, mêlant par ce raccourci le futile de la vente d’objets à la beauté de cette musique d’inspiration classique. La guitare acoustique fournit le rythme répétitif et les cordes donnent de l’ampleur à cette brillante composition de Kurt Wagner, toujours aussi déroutant. Il dépose dans la balance toute sa sensibilité et sa sérénité retrouvée pour nous gratifier d’une musique belle à pleurer. On est vraiment aux confins du rock, là où les genres fusionnent en gerbes multicolores pour en tirer le meilleur. Brillantissime ! A lui seul, ce titre justifie pleinement l’achat de l’album.

Introduit au piano, sublimé par l’utilisation des instruments à cordes, « Prepared [2] » poursuit dans une voie que l’on pourrait qualifier d’austère ou même de lugubre mais ce n’est qu’apparence : tout est dans la subtilité de la démarche et dans la légèreté feutrée de l’interprétation. Ici aussi, grâce notamment au violoncelle, on atteint des sommets de beauté et on se promène dans un no man’s land réservé aux amateurs d’émotions authentiques. Dans cette histoire d’amour symbolique, l’inspiration musicale vient clairement de la musique classique mais elle est assaisonnée à la manière de Kurt Wagner, brillamment aidé par ses pairs. L’incompréhension mutuelle et l’infidélité en sont les thèmes principaux. L’évocation du passé provoque parfois des dégâts rétrospectifs et c’est dans un climat très lourd que ce petit chef-d’œuvre se termine.

Puisant aussi son inspiration dans la musique country & western, « The Rise And Fall Of The Letter P » est une sorte d’exercice de style où la voix de Wagner, parfois éclipsée par les instruments, montre ses limites actuelles mais n’en paraît que plus émouvante. On entend beaucoup plus la guitare et le synthé et curieusement, le propos en paraît du coup moins sévère. L’auditeur reste quand même le témoin privilégié de cette sorte d’histoire d’amour banale d’un couple quelconque qui s’arrête un court instant et marque une pause pour faire le point. Cette banalité, il la sublime et la transforme presque en règle de vie à l’usage de tous. A peine plus gai, avec un caractère country encore plus affirmé, « A Day Without Glasses » est aussi un produit très haut de gamme loin des contingences habituelles du rock. « Il faut parfois s’arrêter et prendre le temps de parler », nous dit Wagner sur le ton de la confidence. Presque philosophique dans sa démarche, comme tout l’album, avec une légèreté apparente qui cache une sensibilité à fleur de peau, « Beers Before The Barbican » tire les leçons du passé avec un certain détachement mêlé de regret après la séparation du couple. « A l’avenir, si nous nous rencontrons, nous parlerons des problèmes importants que nous n’avons jamais abordés ensemble », dit-il. La mélodie de cette mise au point tardive est de toute beauté.

Bourré de nostalgie, « I Would Have Waited Here All Day » évoque le meilleur moment de la journée, juste avant les retrouvailles avec l’être aimé. En se mettant à la place de la femme qui attend le retour de son mari, Kurt Wagner adopte son point de vue, donnant ainsi à ce morceau atypique un éclairage original. Rythmé juste ce qu’il faut mais empreint de douceur et mélodieux à souhait, émaillé de quelques effets électroniques choisis avec un goût très sûr, « Crackers » baigne dans un dédale d’arrangements country somptueux et très classe. Egalement très doux au début avant d’évoluer vers un crescendo progressif, mêlant les genres, « Fear » atteint son but sans s’énerver le moins du monde. Le ton intimiste porte au-delà de l’attente et le concours des instruments à cordes est déterminant pour transformer le climat de ce morceau en un véritable moment jubilatoire tempéré en arrière-fond par la voix éraillée du compositeur génial qui parvient ainsi à masquer ses émotions. La fin du morceau surprend par son originalité à tout crin.

L’air de ne pas y toucher, en baignant dans la mélancolie avec en surimpression des arrangements sublimes, « Short » atteint aussi le top de la beauté. « La vie tient à un fil et il ne faut jamais l’oublier sous peine de passer à côté de l’essentiel ». Cette sage réflexion s’impose à nous comme une conclusion logique. « The Decline Of Country And Western Civilization » est plus emphatique mais il évolue dans un environnement façonné par les arrangements des instruments à cordes. On change de dimension : du particulier, on passe au général, de la vie d’un couple on passe à la vie dans la société américaine avec ses contraintes et ses contradictions. Même si le sujet n’est jamais abordé explicitement, la guerre en Irak est omniprésente, l’ouragan Katrina qui a déferlé sur la Nouvelle-Orléans aussi. L’attitude des autorités a suscité beaucoup de questions et tous les Américains ne restent pas amorphes. Comme nous, ils sont capables d’émettre des jugements de valeur peu tendres pour leurs dirigeants.

Responsable de toutes les compositions essentiellement basées sur le piano, Kurt Wagner nous livre un album personnel remarquable d’intelligence et d’émotion contenue. Sorti amoindri de sa lutte contre la maladie, Kurt Wagner tire un bilan du passé et évoque avec gravité le monde tel qu’il le perçoit à travers une histoire d’amour, prétexte à ses réflexions. Réservé à ceux qui ne rechignent pas devant un sérieux effort de compréhension, cet album n’en procure que plus de plaisir. Il faut se faire une raison : en plaçant la barre à cette hauteur, Lambchop ne sera jamais un produit de grande consommation. La qualité se mérite ; elle demande toujours un effort d’écoute attentive et une bonne dose d’ouverture d’esprit ; souvent, elle exige un travail d’analyse en profondeur. Faut-il s’en plaindre ? Pour ces raisons, à travers ces réflexions à caractère presque philosophique, « Damaged » transcende ce contexte personnel très particulier et en fait une œuvre universelle majeure qui constitue le chef-d’œuvre absolu de Lambchop ! Il lui sera désormais difficile de faire mieux.

Pays: US
City Slang / V2 Slang1041092
Sortie: 2006/08/14

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