PRETTY THINGS – S.F. Sorrow (1968)
Dans les Sixties, étiez-vous Beatles ou Rolling Stones? Je peux vous dire que les plus malins étaient Pretty Things. Ils pouvaient ainsi porter les cheveux plus longs, être plus sales, dire des gros mots et peloter sauvagement les filles. Les Pretty Things, en effet, ont éclos en pleine période de l’explosion du rock anglais, quand celui-ci digérait à peine un premier Blues Boom et embrassait la cause du R ‘n’ B le plus brut. Directement dans le sillage des Rolling Stones, on a pu ainsi voir surgir les Pretty Things, d’ailleurs issus des Stones. Tout cela vient du fait que Dick Taylor, qui jouait à l’époque avec Brian Jones, a vu ce dernier amener un jour un nouveau guitariste du nom de Keith Richards. Le groupe ainsi formé s’est appelé les Rolling Stones et Dick Taylor s’est vu proposer le poste de bassiste, car tous étaient guitaristes, ce qui en faisait un de trop. Mais Taylor, trop fidèle à la six-cordes, a préféré quitter les Rolling Stones et fonder son propre groupe. Avec Phil May, né comme lui à Dartford, ce sera les Pretty Things, nom tiré d’une chanson de Bo Diddley, maître à penser des Pretties, tout comme Muddy Waters, Willie Dixon et autres bluesmen noirs américains à l’époque vénérés par la jeunesse anglaise. Très vite, les Pretty Things deviennent la bête noire des parents. Ils jouent plus fort, plus cru, plus vicieux que leurs collègues des Rolling Stones ou des Yardbirds, et font scandale. Ils engendrent également une scène R ‘n’ B brute de décoffrage qui va se matérialiser avec d’autres groupes méchants, comme les Downliners Sect, les Birds (avec Ron Wood, futur Rolling Stones dans les années 70), les Primitives ou les Frays. La scène proto-hard rock est née, et ceci quelques années avant que des groupes de blues lourd comme Cream, Led Zeppelin et Free ne couchent le hard rock sur les fonts baptismaux.
Dans la grande course à la suprématie, les Pretty Things placent quelques billes intéressantes. Leurs premières chansons sont restées dans l’histoire : « Rosalyn », le premier 45 tours, puis « Don’t bring me down » (censurée par la BBC), « Honey I need » et des reprises au plutonium de classiques de blues comme « Roadrunner » ou « Mama, keep your big mouth shut ». Le groupe sort deux premiers albums en 1965 puis continue à faire peur en 1966, avec une chanson comme « LSD », par exemple. Autre 45 tours notable, le fameux « Midnight to six » raconte les frasques d’un pilier de boîte de nuit qui ne voit jamais ses amis en pleine journée. Ce sera l’un des grands morceaux du répertoire des Pretty Things.
Eternel troisième de la scène R ‘n’ B anglaise, les Pretty Things vont passer leur carrière à être en avance sur leur temps ou manquer de peu des rendez-vous capitaux qui auraient pu faire d’eux les maîtres du rock anglais. En 1968, après un troisième album « Emotions », les Pretty Things ont terminé leur contrat avec Fontana et passent sur le label Columbia, pour qui ils vont réaliser « S.F. Sorrow ». Ce disque est considéré comme le premier opéra-rock de l’histoire, dépassant le « Tommy » des Who dans la chronologie. C’est un album extraordinaire. Enregistré aux studios Abbey Road, sous la houlette du producteur Norman Smith, « S.F. Sorrow » raconte l’histoire d’un certain Sebastian Sorrow, sorte de Monsieur tout le monde qui naît, vit, fait la guerre et meurt de vieillesse. En treize titres, la vie de Sorrow défile et devient de plus en plus dramatique au fil des chansons, qui culminent avec « Private Sorrow », « Baron Saturday », « Loneliest person » et surtout « Balloon burning ». Cet album n’a qu’un seul défaut, il arrive trop tard pour cartonner au plus fort de l’âge d’or du psychédélisme anglais, c’est-à-dire l’été 1967. Si « S.F. Sorrow » était sorti en même temps que « Sergeant Pepper’s lonely hearts’ club band » des Beatles et « The piper at the gates of dawn » de Pink Floyd, il aurait pu compter parmi les œuvres essentielles du mouvement. Il a cependant le mérite d’être sorti avant « Tommy », qui n’aurait jamais vu le jour sans lui. Cette histoire d’un personnage qui traverse tout un album rappelle bien évidemment les péripéties de Tommy sur l’album des Who. Pete Townshend déclara avoir écouté continuellement « S.F. Sorrow » pendant les quatre jours qui suivirent sa sortie avant de s’atteler à l’écriture de « Tommy ». Toujours est-il que cet album des Pretty Things met en place toute l’orchestration nécessaire et indispensable à une grande œuvre psychédélique : cordes orientales, atmosphères planantes et dramatiques. Le batteur Skip Alan est aidé dans son travail par un autre collègue, John Adler, dit Twink (ancien de Tomorrow et futur Pink Fairies). Les travaux vont durer des mois, obligeant les musiciens des Pretty Things à surmonter leurs instincts de bluesmen basiques et d’accoucher d’une œuvre élaborée, transcendantale. Bien sûr, il est déjà trop tard lorsque l’album sort en décembre 1968 et la mode psychédélique est passée. A l’époque, il n’y a plus que Deep Purple ou Status Quo pour persister dans la voie psychédélique à coups de grandiloquence déplacée et de chemises à jabots. Il n’est donc pas étonnant de voir « S.F. Sorrow » absent des charts lors de sa sortie, ce qui est bien injuste face à la formidable qualité de cet album. Ce qui n’arrange rien non plus, c’est l’obstination des Pretty Things à ne pas tourner aux Etats-Unis. C’est d’ailleurs là-bas que l’on accusera les Pretty Things d’avoir plagié les Who et leur « Tommy », « S.F. Sorrow » étant sorti aux Etats-Unis plus de quinze mois après son édition en Grande-Bretagne. Autre scandale également, les deux singles « Talking about the good times/Walking through my dreams » et « Private sorrow/Balloon burning », chargés d’ouvrir la voie à « S.F. Sorrow », ne connaissent pas de succès dans les charts.
C’est l’une des grandes injustices qui va marquer le parcours d’un groupe doué et habile, capable de s’adapter aux modes changeantes mais handicapé par une poisse qui le fait toujours arriver au mauvais moment au mauvais endroit. Les Pretty Things, sans Dick Taylor, vont encore réaliser un grand album de hard rock psychédélique avec « Parachute », sorti en 1970. Puis ce sera une succession d’albums honnêtes (« Freeway madness », « Silk torpedo », « Savage eye »), le retour de Dick Taylor en 1980 sur « Cross talk » et la poursuite d’une carrière en dents de scie, marquée par de longues absences, des retours sur scène et quelques coups d’éclats, comme le brillant dernier album « The sweet Pretty Things (Are in bed, of course…) » en 2015. Mais dans le lot, « S.F. Sorrow » reste à part, survolant de haut l’œuvre des Pretties et en même temps des pans entiers du psychédélisme anglais.
Première édition : 1968 (vinyle, Columbia (EMI) SCX 6306)
Dernière réédition : 2018 (CD, remastérisé, titres bonus, MadFish SMACDX1115)