BLACK SABBATH – Black Sabbath (1970)
Il y a cinquante ans, le 13 février 1970, sortait le premier album d’un groupe qui allait poser toutes les bases du heavy metal pour le demi-siècle à venir. Ce sont quatre prolos de la banlieue de Birmingham qui ont eu le génie d’aller encore plus loin que Led Zeppelin en alourdissant toujours plus le blues des origines. Tony Iommi (guitare), Ozzy Osbourne (chant), Geezer Butler (basse) et Bill Ward (batterie) ont fréquenté les mêmes écoles et joué dans les mêmes trous de bombes laissés par la Luftwaffe à l’issue de la guerre encore toute récente. Après s’être appelé le Polka Tulk Blues Band, le groupe de ces quatre lascars devient Earth, plus simple à retenir. Mais comme il y a un autre groupe Earth dans le circuit des groupes rock locaux, les quatre larrons cherchent un autre nom. C’est le bassiste Geezer Butler, amateur de films d’horreur, qui suggère Black Sabbath, après avoir vu un film de Mario Bava qui portait ce nom pour son exploitation en Angleterre. Le 26 août 1969, lors d’un concert au Banklands Youth Club de Workington, Earth annonce au public qu’il s’appellera désormais Black Sabbath. Le premier concert sous ce nom a lieu quatre jours plus tard, le 30 août, au Winter Gardens de Malvern dans le Worcestershire. A cette époque, Black Sabbath court encore le cachet de club en club et traîne dans la région de Birmingham. Il joue à l’Henry’s Blues Club ou ouvre pour Hardin & York au Marquee de Londres le 14 novembre 1969.
L’automne 1969 est la période où Black Sabbath écrit de nouvelles chansons en vue d’un premier album bien espéré. Il part d’idées nouvelles ou arrange des blues qui figurent dans son répertoire, pour les rendre un peu plus terrifiants. La structure des morceaux repose sur les riffs de Tony Iommi et la ligne de basse de Geezer Butler, qui est également préposé à l’écriture des textes. Fin 1969, Black Sabbath est aux Regent Sound Studios de Londres, pour enregistrer en quelques jours ce qui allait devenir leur premier album. Les 500 £ nécessaires à sa réalisation ont été avancées par Tony Hall, un producteur indépendant qui a été approché par Jim Simpson, manager du groupe. Une fois l’album enregistré, il faut maintenant le “vendre” à une maison de disques. Jim Simpson prend son bâton de pèlerin, démos sous le bras, et prospecte tous les grands labels anglais. Après quatorze refus, c’est finalement la label Vertigo qui accepte de sortir ce premier album de Black Sabbath.
Pourquoi les maisons de disques anglaises firent-elles autant la moue devant un nouveau groupe rock, à une époque où fleurissaient dans tous les coins du pays de nouvelles formations psychédéliques, progressives, folk, pop ou même hard-rock? Parce que Black Sabbath n’était rien de tout cela. Les chansons qu’il venait d’enregistrer étaient totalement inédites au monde. Bien sûr, la scène rock était déjà habituée aux riffs lourds de Led Zeppelin ou de Deep Purple, sans parler des parrains Jimi Hendrix, Cream, les Who ou les Yardbirds. Mais Black Sabbath possédait un son que personne n’avait jamais entendu jusqu’alors. Lourd, monolithique, angoissant, Black Sabbath avait mis au point une puissance sonore étouffante pour les oreilles non-initiées. La violence était déjà une habitude chez les groupes de rock, de part et d’autre de l’Atlantique. Les groupes de Detroit (Amboy Dukes, Stooges, MC5) et du Michigan (Grand Funk Railroad), sans parler de Mountain et d’Alice Cooper, avaient déjà habitué le public à la puissance du son et la folie scénique. Mais Black Sabbath avait de nouvelles armes dans sa besace. Les riffs envoûtants accordés un demi-ton en dessous, la ligne de basse extrêmement épaisse, la batterie ignoblement puissante et le chant possédé et tonitruant, étaient complètement inédits en 1970.
L’entrée en matière du premier album, un bruitage de pluie et de glas sonnant mollement dans la nuit blafarde, juste avant que trois notes de guitare jouées à toutes forces sur une démolition de fûts en règle, n’est autre que “Black sabbath”, premier morceau du premier disque et résumé ultime du groupe. Ozzy y profère une sombre histoire de sabbat, de victime poursuivie par les suppôts de Satan. La terre semble s’ouvrir sous nos pieds et nous précipiter dans la gueule du grand Behemoth lui-même. La malédiction qui vient de nous frapper au fer rouge se poursuit avec “The wizard”, le premier titre de blues satanique au monde. Sur un air d’harmonica voué au monde du dessous, les mêmes riffs démoniaques et froids s’abattent sur nos oreilles. On se croirait dans “Il était une fois dans l’ouest” mais ce ne sont pas des cow-boys pouilleux qui se battent en duel dans un village poussiéreux, c’est tout simplement Lucifer qui passe par vos tympans pour vous emporter l’âme. Terrifiant, de bout en bout. La peur se répand sur les hameaux au fur et à mesure que la Grand Bête progresse. Imaginez le truc, nous sommes début 1970, un an après la sortie du “Rosemary’s baby” de Roman Polanski et quelques mois après l’assassinat de sa femme par les troupes maudites du gourou fou Charles Manson. En quelques accords tronçonnés au chalumeau, Black Sabbath enterre à jamais l’illusion poussive du Peace and love et du Flower Power niais. Les années 70, années de crise et de violence, sont enfantées par Black Sabbath qui invente à lui tout seul le heavy metal. La suite de ce premier album ne perd rien en rythme ni en inspiration. “Behind the wall of sleep” continue d’inquiéter et “N.I.B.” (pour “Nativity in black”) raconte l’histoire du diable tombant amoureux d’une jeune fille et décidant de devenir un mortel. Pas à dire, ça a dû jaser dans les sacristies à l’époque…
La face B est beaucoup plus complexe, voire progressive. La mélancolie languissante de “Sleeping village” annonce un final totalement brutal et envoûtant. Trois accords, 18 000 tonnes de poussée, et tout est dit. Iommi se lance alors dans des démonstrations de solos ruffians et menaçants qui ne semblent jamais se terminer. Avec “The warning” et “Wicked world”, le tout forme une suite continue où les origines blues de Black Sabbath ressortent avec un éclat mat. Enfin, la pochette de ce premier album dégage également une atmosphère inquiétante : la jeune fille au teint livide qui tient un chat noir devant un moulin à eau (photo prise à Mapledurham, à cinq kilomètres de Reading) est peut-être une des nombreuses sorcières qui peuplent le monde hanté de Black Sabbath. Produit par Roger Bain (producteur des trois premiers albums du groupe ainsi que plus tard du premier Judas Priest), “Black Sabbath” sort le vendredi 13 février 1970, tout un symbole. L’album est précédé de leur premier single “Evil Woman/Wicked world” sorti en janvier sur le label Fontana et réédité en mars sur Vertigo. Notons que “Evil woman”, une reprise du groupe américain Crow, figure sur le pressage anglais, alors que “Wicked world” est intégré sur le pressage américain édité par Warner. Contre toute attente, ce premier album grimpe à la 8ème place des charts anglais en mars 1970 et reste classé 42 semaines. Il cohabite ainsi avec l’album “Bridge over troubled water” de Simon & Garfunkel, le “Live at Leeds” des Who, le “Let it be” des Beatles et le “Greatest hits” d’Andy Williams. Vraiment pas mal pour un début. Black Sabbath encourage lui-même ce bon résultat par une présence soutenue dans les salles de concert.
https://www.youtube.com/watch?v=MTHBEbivfZI
Depuis cette époque, l’album “Black Sabbath” a fait son chemin et a ouvert la grande épopée du heavy metal. En 1989, le magazine anglais Kerrang ! l’a classé 31e de son top des cent plus grands albums de heavy metal de tous les temps. En 1994, l’album est 12e des 50 meilleurs albums de heavy metal sélectionnés par Colin Larkin. En 2000, il est bien entendu dans la liste des albums essentiels de heavy metal publiée par le magazine Q. On le retrouve en 2005 à la 238e place des 500 plus grands albums de tous les temps du magazine Rolling Stone, replacé à la 243e place dans la liste révisée de 2012. Le même magazine Rolling Stone classe “Black Sabbath” à la 44e place de sa liste des 100 meilleurs premiers albums de tous les temps. Finalement, en 2017, Rolling Stone mettra cet album au numéro 5 de sa liste des 100 meilleurs albums de heavy metal de tous les temps. Et il est inutile de préciser que ce premier album de Black Sabbath figure également dans le livre des “1001 albums qu’il faut avoir écoutés dans sa vie”, publié en 2006 sous la direction de Robert Dimery.
Première édition : 1970 (vinyle, Vertigo VO 6)
Dernière réédition : 2016 (vinyle 180 g, vinyle coloré, Warner Bros RR1 1871)