AT THE GATES – The nightmare of being
Quand on pense aux grandes heures du death metal suédois, on pense bien sûr à Entombed, à Dismember, Grave, Cemetery, Crematory, peut-être aussi à Morgue (pour compléter le vocabulaire funéraire très prisé des Suédois) mais il ne faudrait pas oublier At The Gates. Plus inclassable et capricieux que ses susmentionnés congénères, At The Gates a eu un parcours divisé en deux phases : une première poignée d’albums en 1992-94 à la limite du dérangeant, puis un glissement vers le death metal mélodique. Pour moi, le death metal mélodique est un oxymore aussi tenace que la merde qui sent bon, la tristesse joyeuse ou la dictature soucieuse du peuple. C’est une aberration, illustrée au milieu des années 90 par des groupes indéfendables comme In Flames.
Mais l’At The Gates des débuts, quelle folie ! Sur leur premier album ʺThe red in the sky is oursʺ (1992), les mecs mélangent death chaotique, progressif indomptable, tentatives grindcore et coupent certains morceaux avec des passages de folk traditionnel au violon. Faut quand même le faire. Alors, évidemment, avec un tel étalonnage, l’écoute des albums suivants va s’avérer de plus en plus exigeante. Avec ʺWith fear I kiss the burning darknessʺ (1993), on s’en prend encore plein le pif, pareil pour le légendaire ʺTerminal Spirit Diseaseʺ (1994), qui commence néanmoins à adoucir très légèrement les propos avec notamment une rythmique plus prévisible. Mais à partir de l’album ʺSlaughter of the soulʺ (1995), les dingueries sont terminées, on range les entonnoirs au placard et on se glisse bien gentiment dans les rythmiques bourrines qui intègrent de la mélodie dans les solos et les parties de guitares. À cette époque, le death metal prend le même chemin que le power metal : dérapage dans le mélodique pour le premier, capitulation en faveur du symphonique pour le second. Tiens, à la même époque où Metallica a commencé à faire de la daube, comme par hasard. Les fans authentiques en sont quittes pour changer de genre, n’écouter que Slayer ou attendre un hypothétique renouveau.
Heureusement, le death old school a fini par émerger à nouveau. Tout comme At The Gates qui avait plié les gaules en 1996 mais est finalement revenu à la vie en 2007 (avec les vétérans Tomas Lindberg, Adrian Erlandsson, Jonas Björler, Martin Larsson et Anders Björler) puis finalement 2011 après une autre interruption en 2009. Il faut dire qu’à ce moment, une intervention des chasseurs de têtes de Century Media, exemplaire de contrat à la main, avait bien facilité les choses pour At The Gates. Le groupe est en effet revenu sur le devant de la scène en 2014 avec un nouvel album ʺAt war with realityʺ, qui a miraculeusement déferlé dans les charts européens, japonais et américains, phénomène qui n’était jamais arrivé au groupe auparavant (aucun classement nulle part pour les albums des années 1990, même pas en Suède, à part une 200e place au Japon pour ʺSlaughter of the soulʺ).
L’album suivant, ʺTo drink from the night itselfʺ (2018) a continué à progresser dans les charts d’Europe continentale, a perdu quelques places en Suède mais est déjà négligé dans les pays anglo-saxons, où il ne se classe pas. Mais comme le public allemand reste fidèle à At The Gates, Century Media autorise un nouveau tour de manège au groupe, qui sort cette année son septième album, ʺThe nightmare of beingʺ. On retrouve toujours les vieux grognards Tomas Lindberg, Adrian Erlandsson, Jonas Björler, Martin Larsson aux manettes, Anders Björler ayant été remplacé par Jonas Stålhammar à la guitare lead (cela déjà depuis le précédent album).
Ce nouvel album révèle beaucoup de choses. Les hommes d’At The Gates ont ici créé des compositions aux structures complexes et ont fait preuve d’audace dans l’instrumentation, avec des passages de saxophone, de flute, des chœurs symphoniques qui émaillent certains titres. L’introduction à la guitare acoustique qui débute la première chanson ʺSpectre of extinctionʺ est déjà un signe : on doit arrêter d’arroser les plantes ou d’épousseter le haut des armoires et on doit se concentrer uniquement sur l’écoute de ce disque qui s’annonce riche. Le groupe a en effet essayé de mettre de la nouveauté dans son style, où permanence et changement coexistent. La permanence, ce sont les riffs costauds et les rythmiques véloces soutenant le chant particulier de Tomas Lindberg, toujours très aigu. Le changement, c’est cet ajout de subtilité qui va faire de ʺGarden of Cyrusʺ, ʺTouched by the white hands of deathʺ, ʺThe fall into timeʺ ou ʺCult of salvationʺ de grands moments d’écoute (avec aussi des choses étonnantes comme l’inhabituel ʺCosmic pessimismʺ). Certains vont faire mauvaise mine devant ces écarts à la tradition alors que d’autres y verront d’heureuses tentatives de casser les habitudes, ce qui est de toutes façons dans l’ADN d’At The Gates, il ne faut pas l’oublier. Autre point fort, une production équilibrée qui sait insister sur les moments de violence en y mettant de la force, tout en collant de près aux moments plus fins avec beaucoup de pertinence. On peut peut-être regretter quelques fins de morceaux un peu trop abruptes (ʺThe paradoxʺ, ʺThe nightmare of beingʺ, ʺTouched by the white hands of deathʺ) ou un chant qui affiche ses limites (après tout, Tomas Lindberg va joyeusement vers ses 49 ans) mais ce ne sont ici que des détails pour un album dont les thèmes (le malaise social, le désespoir, la futilité de la condition humaine) résonnent toujours très fortement dans l’esprit.
At The Gates réussit ici un album qui allie habilement mélodie (parce qu’elle est envisagée de manière plus progressive) et brutalité (avec une production costaude et une évidente envie de jouer fort). C’est certainement un album de la maturité pour des musiciens qui, à l’orée de la cinquantaine, ne peuvent plus se contenter de faire du bruit pour le seul plaisir de faire du bruit. Et on le sent bien au fil des écoutes : à chaque fois, on découvre de nouvelles choses. Et c’est cela qui fait un grand album.
Le groupe :
Tomas Lindberg (chant)
Adrian Erlandsson (batterie)
Jonas Björler (basse)
Martin Larsson (guitare)
Jonas Stålhammar (guitare)
L’album :
ʺSpectre of Extinctionʺ (4:49)
ʺThe Paradoxʺ (4:43)
ʺThe Nightmare of Beingʺ (3:49)
ʺGarden of Cyrusʺ (4:25)
ʺTouched by the White Hands of Deathʺ (4:09)
ʺThe Fall into Timeʺ (6:47)
ʺCult of Salvationʺ (4:24)
ʺThe Abstract Enthronedʺ (4:26)
ʺCosmic Pessimismʺ (4:31)
ʺEternal Winter of Reasonʺ (3:37)
https://www.facebook.com/AtTheGatesOfficial/
Pays: SE
Century Media
Sortie: 2021/07/02