Les Nuits 2024: All Access Experience
Pour la première fois dans l’histoire des Nuits du Botanique, une journée a été pensée comme celle d’un festival classique. À savoir un accès aux différentes salles pour un prix unique. Une formule déjà testée à quelques reprises par le passé (lors des Nuits Belges, notamment) mais programmer 27 groupes sur quatre scènes entre midi et minuit relevait d’un défi inédit… et relevé haut la main.
Pendant que les préposés de la sécurité accueillaient les premiers spectateurs, les Montréalais de La Sécurité s’apprêtaient donc à donner le top départ d’un marathon musical intense. Ouvrir le chapiteau à l’heure de l’apéro n’est pas chose aisée, d’autant que c’est plein à craquer que l’endroit rend la meilleure acoustique. Compliqué dès lors de saisir les textes de leurs compositions arty sautillantes et synthétiques même si, comme pour nous contredire, le final les verront passer à la vitesse supérieure en montant le curseur. Un premier remède contre la pluie qui commençait à tomber… et ne nous quittera pas.
Première visite de la journée à la Rotonde pour le retour de Lucidvox, des musiciennes russes exilées qui n’avaient visiblement plus joué en Europe depuis 2019. Emmené par une fluette chanteuse, le quatuor officie dans un registre tantôt incantatoire tantôt hypnotique voire psychédélique. Des harmonies vocales complètent un univers qui laisse également de la place à une flûte traversière. Le tout illustré d’une image de perce-neige sur l’écran derrière elles et de quelques brins champêtres disséminés çà et là.
Sous le chapiteau, les Londoniens de Famous entamaient leurs deuxièmes Nuits (ils avaient ouvert pour Ethan P. Flynn en 2022). Un curieux mélange de pop nerveuse et d’électronique retenue généralement entamé par la voix d’outre-tombe du chanteur avant de partir en vrille à un moment ou à un autre, notamment lorsque ce dernier se met subitement à hurler dans son micro. On pense tour à tour à The National, Clap Your Hands Say Yeah et Enter Shikari mais on est surtout énervés par l’attitude insupportable du guitariste à ranger dans la même catégorie que le bassiste de Shame. Ou quand un membre du groupe prend beaucoup (trop) de place.
L’Orangerie accueillait ensuite d’autres natifs de la capitale anglaise, Tapir!, dont le premier album, le conceptuel « The Pilgrim, Their God And The King Of My Decrepit Mountain » est sorti début d’année chez Heavenly. On les avait découverts l’an dernier au festival End Of The Road et, surprise, ils ne sont que cinq sur scène aujourd’hui. Absente, Emily Hubbard sera excusée par les autres membres du groupe mais ses cuivres manqueront à l’ensemble. Situées quelque part entre la sophistication de Black Country, New Road et les grandes étendues de Caroline, leurs compositions délicates et envoûtantes touchent en plein cœur, particulièrement lorsque le batteur échange son kit contre un violoncelle. Assis au centre de la scène, Ike Gray fait le boulot d’une granuleuse voix mélancolique et nasillarde. Même si quarante minutes, c’est un peu court pour développer leur univers…
Un moment suspendu qui allait voler en éclat dès notre entrée sous le chapiteau où les Lambrini Girls avaient entamé leur raffut vindicatif façon riot grrrrl du vingt-et-unième siècle. Omniprésentes sur le circuit des festivals l’an dernier (Badlands, Dour, Micro, Leffingeleuren…), elles continuent inlassablement à défendre d’un langage châtié les causes qui leur tiennent à cœur (sexisme, transphobie, droit à l’avortement, Palestine…) et à dénoncer vertement ceux qui les génèrent à leurs yeux (essentiellement la gent masculine et les gouvernements…).
Musicalement, cela joue de manière brute et (presque) sans respiration. Pensées envers la batteuse et la bassiste, contraintes de maintenir le rythme pendant que la chanteuse fait son cirque au milieu du public. Elle intime ainsi les spectateurs à s’agenouiller, rampe entre eux, stagedive en sous-vêtements mais n’a cette fois pas trouvé un perchoir improvisé sur lequel grimper. Entre les coups, elle teste les vocalises d’un public réactif en lui faisant scander tout et n’importe quoi (« When I say ‘Craig’, you say ‘David' »). À ce propos et pour l’anecdote, après Murkage Dave, cela fait deux fois en moins de sept jours qu’un artiste sous le chapiteau mentionne l’auteur de « Fill Me In »… Quoi qu’il en soit, leur attitude punk leur convient à merveille et, une fois n’est pas coutume, elles ont passé plus de temps à jouer que de lister ce qu’elles détestent. Tout n’est donc pas perdu…
De l’intensité, il y en avait également à la Rotonde lors du set de Youniss, un Anversois plutôt énervé qui joue tout d’abord dans un mouchoir de poche face à son batteur avant de se retourner en mode habité. Ils avaient tiré leur épingle du jeu lors du récent festival Emerge! organisé à l’Eden de Charleroi, ils vont confirmer leur potentiel cet après-midi. Même si la tension qu’ils installent se montre par moments déstabilisante (ces flashes aveuglants et ces projections ténébreuses en noir et blanc), on finit par adhérer à leurs compositions extrêmes franchement inspirées du hip-hop façon Wu-Lu. Mais lorsqu’ils y injectent du groove, l’ensemble devient tout bonnement irrésistible. À ne pas mettre entre toutes les oreilles mais ce type d’expérimentation a le mérite d’élargir les frontières.
L’étape suivante sous le chapiteau allait se révéler la moins convaincante de la journée à nos yeux. Dans la lignée des Lambrini Girls, la chanteuse de Mandy, Indiana va passer le plus clair de son temps parmi les spectateurs, laissant à ses camarades masculins le soin d’assurer la partie instrumentale de titres aux contours franchement électroniques couplés à des influences post-punk glaciales. Mention particulière au batteur dont la cadence métronomique leur confère une puissance dingue. Malheureusement, la voix se retrouve trop souvent au second plan, noyée sous un déluge de percussions. Résultat, les messages ne passent pas ou à peine mais cela ne l’empêchera pas de terminer sa prestation couchée à même le sol. On n’a pas tout compris…
Direction l’Orangerie pour le set des New Yorkais de Hotline TNT dont les influences, en tout cas sur les premiers titres, étaient plutôt à chercher du côté d’Oxford (l’aspect shoegaze de Ride) ou de Glasgow (les mélodies de Teenage Fanclub). Des titres boostés par une rythmique infernale et trois guitares complémentaires, dont celle du leader Will Anderson. Puis, peu à peu, leurs racines américaines ont commencé à se dévoiler, lorgnant du côté de la power pop alternative de Weezer ou des débuts grungy de Nada Surf. Leur deuxième album, « Carthwheel », est sorti l’an dernier chez Third Man, le label de Jack White avec qui ils partagent un certain esprit DIY… mais pas son charisme.
Tout le contraire de Loverman qui s’apprêtait à mettre le chapiteau dans sa poche, seul et sans artifice, mis à part un tambourin et une guitare soutenue par un bout de corde à ballot. Mais la voix et le magnétisme du chanteur des déjantés Shht (qui avaient ouvert ici-même pour Crack Cloud et Viagra Boys en 2022) restent ses meilleures armes. Il a publié l’an dernier « Lovesongs », un somptueux premier album solo intimiste, quelque part entre Nick Drake, Tom Waits et Leonard Cohen. Mais ce que vous entendez sur scène ne reflète que très peu les versions studio.
Et c’est bien ce qui différence le gaillard de ses pairs. Il présente des morceaux en perpétuelle évolution, implique les spectateurs en leur présentant son micro et privilégie un sens de l’improvisation affûté. Cette version de l’entêtant et kilométrique « Differences Aside », par exemple, emprunte systématiquement des détours inédits, rehaussés par la présence de complices disséminés parmi le public. Un titre ponctué ce soir de mesures free jazz au piano accompagnant d’impressionnantes vocalises féminines. On retiendra également un « Tinderly » particulièrement sexy et un magistral « Would (Right In Front Of Your Eyes) ». Du grand art…
Déjà impressionnante avant le concert de Big‡Brave, la file devant la Rotonde dépassait l’entendement avant celui de Drahla. Il est vrai que 250 personnes, c’est beaucoup et peu à la fois. Et même si l’Orangerie et le Museum tournaient en même temps pour fluidifier le public, certains artistes drainent plus de monde que d’autres. Un point à peut-être améliorer si davantage le concept se généralise dans le futur. Drahla, donc, qui vient de sortir chez Captured Tracks son deuxième album, « Angeltape » et qui était déjà passé par le Botanique. C’était au Witloof Bar en septembre 2019 (lire notre chronique ici).
Les natifs de Leeds ont depuis galéré pas mal mais ont surtout développé un univers plus sombre qui sied à merveille au phrasé-parlé de Luciel Brown. Du Dry Cleaning crasseux, en quelque sorte, assez bien illustré sur des titres comme « Lipsync » et « Default Parody », même si l’aspect saccadé reste leur marque de fabrique (« Grief In Phantasia »). Cela dit, l’addition d’un guitariste (Ewan Barr a rejoint le trio dès lors devenu quatuor) leur a permis de peaufiner un relatif aspect mélodieux tout en amplifiant leur palette sonore. Un groupe métamorphosé qui a donné une des meilleures prestations d’une Nuit All Access qui s’achevait pour nous.
En effet, l’appel de l’AB pour le concert des Kills se faisait de plus en plus pressant (Lisez ici la suite de nos aventures). Un dilemme adouci par l’annulation de Beak> (que l’on reverra avec plaisir le 19 novembre à l’Orangerie) et le fait que la prestation de Bar Italia au Grand Salon est encore bien fraîche dans nos esprits. Cela dit, la formule All Access a selon nous de beaux jours devant elle. Elle sera d’ailleurs réexpérimentée lors de la première édition des Nuits Weekender entre le 1er et le 3 novembre avec notamment Tramhaus et English Teacher pour un melting-pot de style caractéristique du Botanique. On aura bien entendu l’occasion d’en reparler…
Organisation : Botanique