Interview de Charlotte Wessels
Music in Belgium: «The Deviant Hearts» est le nouveau CD de Phantasma, un projet auquel tu as participé activement. Le résultat est époustouflant. Peux-tu nous dire comment ce projet a vu le jour ?

Charlotte Wessels: Delain a fait plusieurs tournées avec Serenity. Nous nous connaissons donc depuis un petit bout de temps et il en a résulté une première collaboration sur le titre «Serenade of Flames» que je chante en duo avec Georg sur l’album «Death & Legacy» de Serenity. Un jour, Georg m’a dit qu’il avait une idée qui pourrait peut-être déboucher sur un album conceptuel. Il voulait que ce soit un album avec plusieurs artistes invités. Je trouvais l’idée excellente. Mais ce n’est que plus tard qu’est née la collaboration qui a donné naissance à Phantasma. Georg s’est associé à Oliver pour son projet. Or, il se fait qu’Oliver est une vieille connaissance, car je travaille avec lui depuis plus de 10 ans puisqu’il a participé de près ou de loin à tous les albums de Delain. Georg et Oliver ont donc réfléchi à ce projet d’album conceptuel et décidé de le faire ensemble. Mais ils n’avaient pas encore la plus petite idée du concept autour duquel l’album allait tourner. En parlant avec Georg, Oliver a dit qu’il travaillait aussi avec moi et que j’écrivais les textes de mes chansons. C’est alors qu’ils se sont dit que j’aurais peut-être une idée de thème pour leur album?
MiB: C’est à ce moment-là que tu as rejoint le projet?
Charlotte Wessels: Oui. Ils m’ont proposé d’y participer, mais pas seulement comme chanteuse invitée. J’allais réellement faire partie de l’équipe créative. Comme je les connaissais tous les deux, je savais que je serais en bonne compagnie. Pourtant, j’ai encore beaucoup hésité parce qu’un album conceptuel, c’est quelque chose de très différent et que je n’avais jamais eu l’ambition de travailler sur un projet de ce type. Je ne connaissais d’ailleurs guère d’albums conceptuels et ceux que je connais, je les trouve soit brillants, soit ils m’indiffèrent totalement. Après y avoir beaucoup réfléchi, je me suis dit que tant qu’à faire, autant essayer de créer quelque chose de personnel. Beaucoup de gens de mon entourage ont voulu me faire écouter des albums conceptuels, mais j’ai fait juste l’inverse et n’en ai écouté aucun. J’ai plutôt réfléchi à la manière dont je comptais m’y prendre. J’aime que chaque morceau soit une histoire à lui seul. En plus, toutes ces histoires séparées devaient raconter une histoire plus longue. Mon plus grand défi – et aussi ma plus grande crainte – était de me retrouver à devoir écrire des morceaux de transition pour amener l’histoire du point A au point B. Et c’est précisément ce que je voulais éviter.

MiB: Comment as-tu procédé?
Charlotte Wessels: Lorsque m’est venue l’idée de l’histoire de «The Deviant Hearts», j’ai pensé qu’il serait original de joindre le livre à l’album. J’étais motivée parce que je savais que nous allions proposer quelque chose de particulier. Quand on travaille sur la base d’un livre, on a beaucoup plus de liberté et les morceaux peuvent alors être plus autonomes. Nous nous y sommes mis à 200 % et nous avons écrit des morceaux. Un an plus tard, l’album était prêt, ainsi que le livre!
MiB: Avais-tu déjà pensé à écrire un album de ce genre?
Charlotte Wessels: Chaque fois que je découvre quelque chose de beau ou d’agréable à faire, j’ai envie de m’y essayer un jour ou l’autre. J’adore la musique et c’est comme ça que je me suis mise à en écrire. C’est en fait la même chose avec les livres. J’adore lire. Je trouve génial de pouvoir se plonger dans un monde radicalement différent. J’ai donc déjà éprouvé l’envie d’écrire. Mais comme j’ai une vie particulièrement chargée, je n’ai jamais eu un moment pour m’y mettre. Il me manquait une petite impulsion. Lorsque Georg m’a demandé d’imaginer un concept, n’importe lequel, j’ai pensé que le moment était peut-être venu de franchir le pas en proposant d’écrire un livre. Je savais qu’il y aurait une échéance à respecter. Il y avait donc une bonne motivation.
MiB: Tu as donc écrit l’histoire. Quelle était la répartition des tâches au sein du trio? As-tu aussi participé à l’écriture de la musique?
Charlotte Wessels: Nous avons d’abord délimité le cadre général du concept et de ce que nous allions faire. Nous avons chacun proposé des idées et nous avons commencé par un ensemble de cinq titres: deux écrits par Georg, deux par moi et un par Oliver. Et c’est sur cette base que nous avons construit le reste. Oliver s’est occupé des arrangements et de la production. Pour ma part, j’avais pour tâche d’écrire l’histoire. C’est aussi moi qui ai écrit les textes de tous les morceaux, en phase avec le livre. En fait, nous avons tous les trois proposé le même nombre de morceaux. Oliver s’est ensuite concentré sur les arrangements et tout ce qui tourne autour. Par exemple, quand je proposais un morceau, je soumettais un squelette composé d’accords, de textes et de mélodies. Oliver se chargeait du reste et je pouvais ainsi continuer à écrire.
MiB: Comment le projet s’est-il ensuite concrétisé?
Charlotte Wessels: Nous avions donc notre socle de cinq titres. Je me suis ensuite replongée dans l’écriture du livre tandis qu’Oliver et Georg continuaient à composer les musiques. À un moment donné, je me suis donc retrouvée avec une série de morceaux que j’ai pu comparer au livre pour voir quel morceau convenait mieux pour quelle scène. Comme j’étais la seule à avoir le livre et donc à savoir le déroulement du récit, j’ai pu me rendre compte des éléments de récit qui n’apparaissaient pas suffisamment dans la musique. J’ai alors composé à mon tour les musiques correspondantes.
MiB: Vous avez donc commencé par cinq morceaux, puis l’histoire et enfin encore la musique pour finir. Cela s’est-il arrêté là?
Charlotte Wessels: Mon sprint final a été le livre. Composer la musique, arranger les chansons et écrire les textes, cela reste toujours un défi. Mais j’ai déjà une certaine expérience dans ce domaine. Pour le livre, c’était différent. Un mois avant la date-butoir, personne n’avait encore rien lu. À l’exception de quelques extraits, les autres n’ont reçu l’histoire complète que sur le tard. Tout le monde m’a fait entièrement confiance, malgré le fait que personne n’avait encore lu la moindre ligne. Mais ils savaient que le livre serait prêt…
MiB: Les réactions au livre sont très positives. Les gens ont l’air de fort l’apprécier!
Charlotte Wessels: Cela me touche beaucoup!
MiB: Quel est ton morceau préféré sur l’album?
Charlotte Wessels: Je dirais… «The Lotus And The Willow».
MiB: L’album se distingue par un très intéressant contraste entre des morceaux d’une grande simplicité, souvent très chargés sur le plan émotionnel, et des morceaux plus sophistiqués. Ces émotions sont-elles portées par l’histoire ou as-tu voulu y mettre quelque chose de plus personnel?
Charlotte Wessels: Un peu les deux. Les émotions sont fortement portées par l’histoire, mais l’histoire a aussi un côté très personnel. Quand j’ai écrit le texte d’un morceau composé par Oliver et Georg, la musique a été créée en premier lieu et j’y ai adapté le texte. Pour le morceau qui ouvre l’album, «Incomplete», j’ai pensé que cette scène devait ouvrir le récit. Pour ce titre, je suis partie de rien. J’avais uniquement le chapitre correspondant du livre. J’ai alors commencé à chantonner les mots. C’est peut-être cela qui explique la simplicité de la mélodie. J’avais couché les mots sur le papier et j’ai commencé à les chantonner jusqu’à ce qu’ils deviennent une espèce de mantra. Et tout s’est alors mis en place tout naturellement.
MiB: Comme dans ta précédente collaboration avec Georg, je suis frappé, en écoutant ce premier titre, par la manière dont vos deux voix se complètement superbement (surtout dans la deuxième partie).
Charlotte Wessels: J’aime aussi cette complémentarité qui était d’ailleurs nécessaire, car nous chantons beaucoup ensemble sur ce disque. L’association avec les voix des autres chanteurs est aussi bien réussie, comme dans le morceau «The Lotus And The Willow».

MiB: Comment avez-vous choisi les autres chanteurs? Le choix n’a-t-il pas été trop difficile?
Charlotte Wessels: Certains chanteurs figuraient déjà depuis longtemps sur notre liste. Dans la majorité des cas, tout s’est passé comme nous l’avions espéré. Cela faisait déjà un bon moment que Georg pensait à Tom (Englund d’Evergrey). Nous attendions beaucoup de lui et il nous en a vraiment mis plein la vue. Sa voix de chanteur métal a aussi un côté très apaisant qui convient très bien dans le rôle du père des deux enfants de l’histoire. Dennis (Schunke de Van Canto) a, lui aussi, fait de l’excellent boulot en tant que narrateur. Quand j’ai découvert le talent de Chloe (Lowery de Trans-Siberian Orchestra), j’ai eu honte de ne pas connaître tout son répertoire. Je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre. Après une défection, on nous avait conseillé de faire appel à elle. Le titre qu’elle interprète, je l’avais écrit et chantonné, histoire de voir à quoi pourrait ressembler le morceau. Quand on entend son morceau interprété par quelqu’un d’autre, il faut parfois un petit temps d’adaptation. Mais quand j’ai entendu sa version, je l’ai trouvée carrément phénoménale! Jamais je n’aurais pu parvenir moi-même à un tel résultat! C’est extraordinaire de voir un artiste s’approprier un morceau et le hisser à un tel niveau.
MiB: Le titre «Try» est un parfait exemple de la diversité que l’on trouve sur cet album. Vous avez parfaitement réussi à réunir des styles parfois presque opposés. C’est assez inattendu.
Charlotte Wessels: Tout le mérite en revient à Oliver. Georg et moi pouvons nous contenter de proposer des morceaux. On se retrouve alors avec un tas de chansons qui partent dans tous les sens. Oliver a fait un travail remarquable pour en faire un tout harmonieux, sans perdre la diversité.
MiB: Avez-vous enregistré ensemble ou chacun de son côté?
Charlotte Wessels: Nous avons beaucoup fait à distance, mais Oliver, Georg et moi-même tenions à nous retrouver en studio pour quelques sessions d’enregistrement. Nous avons donc enregistré les parties vocales ensemble. Nous aurions pu le faire séparément, mais nous nous sommes dit que si nous voulions porter le projet à trois, nous voulions aussi avoir des souvenirs de nos sessions en studio.
MiB: Y aura-t-il un jour un concert de Phantasma?
Charlotte Wessels: Je ne pense pas que nous jouerons dans un festival. Mon agenda est trop chargé pour me permettre de partir en tournée avec un autre groupe. Donc pas de grande tournée. Nous pensions tous les trois qu’avec ce genre de musique, compte tenu de l’histoire et de tout le monde visuel qui l’accompagne, on pourrait envisager quelques représentations dans un théâtre. Avec tout le toutim, y compris des milliers d’oiseaux en cocottes en papier au plafond. Nous préférerions donc quatre ou cinq représentations fantastiques.
MiB: As-tu déjà une idée de l’accueil réservé à l’album? Les chroniques que nous avons pu lire sont généralement très bonnes.
Charlotte Wessels: C’est toujours difficile à dire. Je pense que la plupart des critiques sont très positives. Les seules réactions négatives sont venues de personnes qui s’attendaient à écouter un album métal, alors que nous n’avons jamais qualifié cette musique de métal. Mais certains s’étaient attendus à entendre du métal parce que nous faisons partie de groupes appartenant à cette catégorie. Or, l’idée était précisément de faire autre chose que ce que nous faisons normalement.
MiB: Tu as aussi enregistré le livre. Est-ce fort différent par rapport à l’enregistrement de chansons?
Charlotte Wessels: Ce fut en effet fort différent. Je savais qu’il y a aujourd’hui un public pour les audiolivres. Quand j’ai eu presque terminé d’écrire le livre, je me suis dit que je pourrais entrer en studio pour le lire et faire ainsi un audiolivre. Je n’avais plus le temps matériel de le faire chez Oliver. Je suis donc allé dans le studio d’un ami d’un ami, que je ne connaissais pas. Je lui ai demandé de m’installer devant son meilleur micro et j’ai lu toute l’histoire. C’était un bon test, car j’ai lu toute l’histoire devant quelqu’un qui ignorait tout du contexte, de la musique et de l’histoire. J’ai donc pu voir sa réaction au fur et à mesure que je lisais. Ce fut une chouette expérience, mais cet enregistrement a été beaucoup plus fatigant pour moi que l’enregistrement d’un album, car je maitrise les techniques de chant, mais pas celles de lecture.
MiB: N’a-t-il pas été trop difficile de convaincre Napalm de fabriquer ce magnifique produit qui est un véritable objet de collection?
Charlotte Wessels: C’est en effet un produit dont la fabrication est assez coûteuse. Mais ils peuvent aussi le vendre un peu plus cher pour cette raison. Le livre, dont l’écriture m’a quand même pris une année entière, leur a été fourni gratuitement. Je ne touche pas un centime de plus pour avoir écrit le livre. Nous leur avons donc apporté beaucoup de matière. En échange, ils s’occupent de la fabrication du produit et du préfinancement. Tant que cela reste un deal équilibré pour toutes les parties, tout va bien. Ils n’ont donc pas été trop difficiles à convaincre. Napalm est une entreprise très créative lorsqu’il s’agit d’éditer de la musique sous diverses formes. Il y a tellement de gens qui téléchargent illégalement que le produit musical doit être beau. Et ils l’ont bien compris.
MiB: Imaginons que, dans trois ans, Georg te propose d’écrire une suite à cet album, serais-tu à nouveau partante?
Charlotte Wessels: Tout dépendra de ce que je ferai dans trois ans. Nous n’y avons en fait pas pensé à l’avance. Nous avons tous pris beaucoup de plaisir à réaliser ce projet. Nous sommes tous les trois satisfaits du résultat. Nous n’en sommes pas encore à nous demander s’il y aura une suite et sous quelle forme? Mais je ne l’exclus pas. Qui sait?
MiB: Delain est en pleine préparation du prochain album. Avez-vous terminé l’écriture?
Charlotte Wessels: Il y aura d’abord un EP qui sortira avant la tournée avec Nightwish. L’album complet ne sortira que plus tard dans l’année. Et puis, Delain fêtera cette année son 10e anniversaire, mais ça, c’est une autre histoire.