Jack White impose le respect à Anvers
Jack White, touche-à-tout génial à qui l’on doit la résurrection du rock ‘n’ roll en 2001, après sept ans de stupeur post-Cobain, est de retour ces temps-ci avec un autre de ses projets : un enfin premier album solo qui va nous permettre de découvrir qui se cache derrière ce mousquetaire ressemblant comme deux gouttes d’eau à Johnny Depp et qui est au rock ce que son sosie est au cinéma. Jack White, on ne va pas y aller par quatre chemins, est tout simplement le dernier génie contemporain, le dernier que le rock ait produit au cours de ces dix dernières années. Vous contre-attaquez avec Pete Doherty ? Mais Pete Doherty, combien d’albums ? S’il avait pu reconvertir ses journées de taule en séances de studio, il aurait une discographie qui frôlerait celle de Frank Zappa. Amy Winehouse ? D’abord, c’est de la soul, pas du rock, et puis ce n’est pas en mourant à 27 ans qu’on s’achète une légende. Si elle avait vécu, elle aborderait peut-être sa cinquantaine avec des duos en compagnie d’un Wiz Khalifa ventripotent ou des reprises northern soul de Kylie Minogue. Trop facile de mourir jeune, on n’a plus rien à prouver. Non, Jack White est le maître à penser du rock contemporain, l’héritier de Neil Young et le Prométhée moderne qui est allé chercher le feu au fin fond des enfers blues et country où reposent Robert Johnson et Johnny Cash, pour le révéler à nouveau à un monde obsédé par les GSM et les jeux télévisés alors que le chaos est à nos portes.
Le show de ce 6 septembre va être l’occasion d’une formidable croisière au pays de l’imaginaire musical de Jack White. Non content de nous servir quelques extraits de son dernier album, le bon Jack va déverser à la louche quelques belles perles issues de toute sa carrière musicale, des White Stripes à Dead Weather en passant bien sûr par les Raconteurs. Sur 21 titres, près de la moitié vient de ce premier album « Blunderbuss » mais le reste est laissé à la discrétion des White Stripes dans ce qu’ils ont fait de meilleur (l’album « White blood cells » de 2001) et des plus grands titres des Raconteurs et de Dead Weather.
Jack White a convoqué ses fans à la Lotto Arena d’Anvers, que je rejoins assez facilement au milieu d’un trafic agité par les premiers jours de la rentrée. Je rejoins ma place, qui est en fait pile devant la scène, mais au dernier rang de la dernière tribune. Derrière, c’est la rue… Ce poste d’observation est sympathique pour avoir une vue d’ensemble mais peu agréable si l’on cherche à faire corps avec la musique.
Ce qui va aussi être désagréable, c’est la première partie assurée par Peggy Sue, un trio londonien au deux tiers féminin et aidé ici par une bassiste d’appoint. Le groupe sort ces temps-ci son troisième album « Peggy Sue plays the songs of Scorpio Rising », dont quelques extraits vont faire sombrer le public dans la torpeur. Ce groupe répand en effet la maladie du sommeil plus rapidement qu’une escadrille de moustiques tropicaux. Le folk un peu psychédélique et planant de Peggy Sue contient quelques bonnes idées, mais n’est pas les Byrds ou Jefferson Airplane qui veut, ça se mérite. Voilà où mène la récupération du rock ‘n’ roll par la bourgeoisie : ce n’est plus la colère qui devient la motivation, mais d’obscures questions de solfège. Peggy Sue nous achève sous une reprise soporifique du « Hit the road Jack » de Ray Charles, chanté a cappella, comme si le monde déchiré par la crise avait besoin de ça.
On sort de la léthargie en observant une scène occupée par une armée de roadies en costume cravate. La tonalité dominante est le noir et bleu ciel. Cela vaut aussi pour tous les instruments, qui sont soit bleu ciel, soit noir, soit blanc. En fond de scène, une gigantesque tenture représente trois bandes blanches, clin d’œil évident aux White Stripes (bandes blanches, pour ceux qui maîtrisent mal la langue de John Lydon) ? L’esthétisme reste toujours une des grandes constantes de Jack White, qui tient absolument à mettre en exergue le style et la tenue dans son jeu de scène et chez ses musiciens. Parlons-en, des musiciens : Jack White a eu l’idée originale de tourner avec un groupe entièrement masculin et un autre entièrement féminin, désignant l’un ou l’autre au gré de son humeur, le soir même du concert. Ce soir, c’est le combo masculin qui est de la revue : Fats Kaplin (violon), Cory Younts (mandoline), Isaiah Randolph « Ikey » Owens (piano, en provenance directe des monstrueux Mars Volta), Daru Jones (batterie, un phénomène de cirque issu du groupe Black Milk) et Dominic John Davis (contrebasse). Tous ces individus sont de formidables musiciens mais il faut quand même tirer le chapeau face à l’organiste et au batteur, deux brutes africaines au talent incommensurable. Le batteur démolit consciencieusement un petit kit réduit au minimum mais redoutablement efficace. Quant au claviériste, il joue sur deux orgues quasi en même temps et fait passer Ray Charles pour un aimable tripoteur d’orgue de barbarie.
Durant l’heure et demi que va durer son show, Jack White va briller littéralement de tous ses feux, indomptable sur ses nouveaux morceaux, indépassable sur ses vieux classiques des White Stripes, démoniaque sur la reprise du « Two against one » de Danger Mouse (prince du hip-hop classieux) et impérial avec son immortel « Seven nation army » qui achève un show parvenant finalement à faire vibrer une foule qui occupe le moindre centimètre carré de la Lotto Arena. « Seven nation army », le dernier grand riff de l’histoire du rock, qui a au bout du compte détrôné celui de « Satisfaction » dans la catégorie des morceaux rock les plus festifs. Le truc que tous les beaufs avinés fredonnent dans les stades de foot sans savoir d’où ça vient. Le fait que ce titre gigantesque ait terminé chez les hooligans montre bien le niveau de notre société moderne, qui en est arrivée à livrer de l’avoine à des cochons, du champagne à des buveurs de Valstar ou du caviar à des piliers de McDo. Mais Jack White n’en a cure, il file tout droit vers le firmament qui le posera à la droite du Père. À côté d’Elvis ? Tss, tss tss, restons sérieux : entre Duane Allman et Monsieur Cash. Au mieux.
Set list : I’m shakin’ / The hardest button to button (White Stripes) / Sixteen saltines / Hotel Yorba (White Stripes) / I cut like a buffalo (Dead Weather) / Missing pieces / Weep themselves to sleep / Top yourself (The Raconteurs) / Two against one (Danger Mouse) / Take me with you when you go / Hypocritical kiss / Hello operator (White Stripes) / Trash tongue talker / Apple blossom (White Stripes) / The same boy you’ve always known (White Stripes) / On and on and on / Carolina drama (The Raconteurs) / Ball & biscuit (White Stripes) // Rappel : Steady, as she goes (The Raconteurs) / Freedom at 21 / Seven nation army (White Stripes)