CAPTAIN BEEFHEART & HIS MAGIC BAND – The lost broadcasts (DVD)
Ce serait enfoncer une porte cochère ouverte avec un bélier géant que d’affirmer que Captain Beefheart a été l’un des artistes les plus originaux, les plus créatifs et les plus déroutants de la scène rock psychédélique des années 60 et 70. Don Van Vliet, alias Captain Beefheart, est en effet un génie sidéral qui, avec son camarade Frank Zappa, a tiré la musique rock vers des stratosphères délirantes et insoupçonnées. À l’origine foncièrement bluesman (son premier EP en 1966), Captain Beefheart ne tarde pas à psychédéliser un blues qu’il juge trop conventionnel (son premier album « Safe as milk » en 1967). Puis, après un « Strictly personal » de transition en 1968, Captain Beefheart accouche de la cathédrale surréaliste suprême, l’inconcevable et martien « Trout mask replica » de 1969. Cet album est inécoutable d’un seul trait, trop fou, trop barré, en décalage constant avec l’harmonie musicale et le monde en général. Mais nous avons ici affaire au génie pur, celui qui a ouvert les portes de la création sans limite, de l’audace revendiquée et a en quelque sorte démontré que l’écriture rock était en perpétuelle expansion.
L’œuvre subséquente de Captain Beefheart, comparée à ce disque insensé, paraîtra plus sage dans les années 70. Mais on peut encore compter sur « Lick my decals off, baby » (1970), « Mirror man » (1971), « The spotlight kid » ou « Clear spot » (1972) pour chevaucher encore des mélodies improbables, des dissonances renversantes et partager l’univers dadaïste et avant-gardiste du Captain. Plus tard, après quelques albums moins convaincants au milieu des années 70 et un retour remarqué au début des années 80, Captain Beefheart abandonne la musique et redevient Don Van Vliet pour une carrière de peintre, toute aussi délirante, qui va l’occuper jusqu’à son décès en décembre 2010.
Pour le moment, nous revenons à cette année 1972 et prêtons attention à ce DVD qui vient de sortir chez Gonzo Multimedia et qui présente une émission de télé oubliée enregistrée en Allemagne et rapidement remisée dans des tiroirs où elle a dormi pendant 40 ans. À cette époque, Captain Beefheart est en tournée en Europe pour la promotion de son album « The spotlight kid ». Après avoir joué au Royal Albert Hall de Londres, le Captain et son équipe de loufoques débarquent en Allemagne en avril 1972 et s’engouffrent dans les studios télé de l’émission Beat Club à Brême, qui fut dans les années 60 et 70 l’équivalent teuton du Top of the pops ou du Old Grey Whistle test anglais, ou bien encore du Pop 2 français.
Le groupe tourne un bout d’essai d’une demi-heure, interprétant quatre chansons extraites de « Trout mask replica », de « The spotlight kid » ou du « Clear spot » à venir. Ce que nous révèle le DVD est véritablement une répétition informelle filmée en vitesse, plus à des fins de tests que dans la vraie perspective d’une émission à diffuser à la télé. C’est pour cela que ces « Lost broadcasts » s’adressent en priorité aux disciples de Captain Beefheart, car le public non averti pourrait trouver cette petite jam un peu trop absconse et incompréhensible. La façon de filmer est déjà assez étrange : le caméraman privilégie à outrance les gros plans, ce qui ôte la dynamique visuelle d’un groupe dont on sent qu’il donne tout ce qu’il a quand on aperçoit de rares plans larges qui le captent dans son ensemble. Mais côté visuel, c’est du Captain Beefheart dans ce qu’il a de plus fou. Un guitariste porte un costume taillé dans un rideau à fleurs, le batteur porte un slip bariolé sur la tête et le Captain arbore un superbe pantalon en satin rose. Des looks idéaux pour draguer en boîte le samedi soir… Les titres (« Click clack », « Golden birdies », « I’m gonna booglarize you baby », « Steal softly thru the snow ») sont joués plusieurs fois, débités en extraits entre lesquels le groupe slalome sans souci de cohérence.
Entièrement anti-commerciale et anti-organisée, cette prestation n’en demeure pas moins fascinante quand on pense à l’état de liberté totale qui existait dans les années 70 et quand on se souvient du regretté Captain Beefheart, génie subtil, poète sans bordures, vocaliste hallucinant (cinq octaves, excusez du peu) et explorateur intrépide de la musique. Reste que le DVD en lui-même est un peu cheap (pas de bonus, seulement trente minutes, livré dans un boîtier de CD) mais on pardonnera tout cela puisqu’il traite ici d’un des musiciens les plus géniaux de l’âge d’or du rock. À découvrir pour les plus jeunes, à redécouvrir pour les plus anciens mais à ne jamais oublier.
Pays: US
Gonzo Multimedia
Sortie: 2012