MORRISSEY – You Are The Quarry
Accompagné par Boz Boorer, guitares, Alain Whyte, guitares, Gary Day, basse, et Dean Butterworth, batterie, Steven Patrick Morrissey nous revient après sept ans d’absence. Orgueilleux jusqu’à la moelle, il a toujours refusé le statut de has-been dont on l’a parfois affublé. Patient, il a attendu son heure.
Sur cet album tant attendu par ses admirateurs, Roger Manning (Jellyfish, Blink-182, Air, Beck), amené par le producteur très demandé Jerry Finn (Blink-182, Sum41, Rancid), joue des claviers. L’album a été enregistré à Los Angeles et à Londres.
Comme tous les écorchés vifs, Morrissey est doté d’une sensibilité exacerbée et est sujet à la mélancolie, qui transpire ici par tous les pores de la peau. Teintée de désespoir et d’un sentiment de culpabilité lié à son éducation, cette mélancolie ne l’empêche pas de rester critique envers la société, qu’il analyse avec beaucoup de lucidité. Avec la maturité (il a 45 ans depuis le 22 mai), sa révolte prend une forme plus nuancée et plus élaborée, même si l’injustice et le mensonge lui font toujours autant d’effet.
Autant le dire tout de suite, ce CD est un très bon cru, même si la magie n’est présente que sur « I Have Forgiven Jesus », « I’m Not Sorry » ou « Let Me Kiss You » et, dans une moindre mesure, sur « The World Is Full Of Crashing Bores » et « All The Lazy Dykes ».
En dépit d’un début « hip-hop breakbeat » qui découragerait les champions les plus perspicaces du « blind test », « America Is Not The World » est un mid tempo parsemé de gimmicks. Pour une fois, l’électronique fait une incursion dans son discours, sous la pression du producteur, Jerry Finn, qui a voulu que ça sonne plus actuel. C’est ainsi que des éléments dance ou world sont incorporés plus ou moins discrètement tout au long de l’album.
Au niveau du fond, c’est aussi une sorte de réquisitoire contre ceux qui rendent l’Amérique invivable. A cause de ces irresponsables, ce pays, qui dispose des meilleurs atouts pour être une sorte de paradis terrestre, est devenu un lieu de crainte larvée et de terreur programmée. Il n’y a pas d’amour, pas de chaleur humaine, pourtant cette Amérique, il l’aime. Mais justement, qui aime bien châtie bien : il la voudrait moins arrogante dans le chef de ses dirigeants.
« Irish Blood, English Heart » vise cette fois les dirigeants de sa Grande-Bretagne natale : il fustige les dirigeants de tous bords qui causent tant de souffrance et voudrait en être débarrassé à jamais. Par leur faute, sa fierté d’être anglais est battue en brèche. Par contagion, il se sent honteux, raciste et partial. Sur ce titre aussi, l’électronique est présente sous forme d’effets spéciaux et le rythme plus musclé.
Le bittersweet « I Have Forgiven Jesus », assorti de cordes jouées sur les synthés, permet de retrouver le Morrissey des Smiths. Il lance une imprécation à Jésus et lui demande s’il le hait. Pourquoi lui a-t-il donné tant de désir alors qu’il n’y a rien à désirer ? Pourquoi lui a-t-il donné tant d’amour dans un monde où il n’y a personne à aimer ? Mais il le pardonne, finalement. Un peu mégalo, le mec, non ? Et blasphématoire aussi. Mais je le pardonne …
Dans « Come Back To Camden », Morrissey joue les crooners sur fond de chanson nappée de spleen, envahie par les mêmes cordes synthétisées. Il y a le taximan qui parle, de tout et surtout de rien, et lui est seul avec son désespoir. Toujours cette distance avec le « common man », l’homme de la rue, cet élitisme méprisant pour la médiocrité.
Le très beau « I’m Not Sorry » est dans le même registre mélancolique. La flûte en fin de morceau semble destinée à apporter de la diversité à tout prix. Bien qu’il se reconnaisse sauvage, il ne regrette rien de ce qu’il a fait ou dit et ne cherche personne. La vie n’est qu’un jeu, finalement. Il suffit d’une main tendue pour la rendre belle mais il n’a jamais trouvé la femme de ses rêves. La mélodie irrésistible fait de ce morceau un des meilleurs du lot mais la noirceur du propos jette comme un froid.
« The World Is Full Of Crashing Bores » est une critique ironique et acerbe des pop stars, qu’il qualifie de personnes assommantes et stupides. Sur un rythme plus enlevé, avec des guitares un peu envahissantes, « How Can Anybody Possibly Know How I Feel? » vilipende ceux qui prétendent savoir ce qu’il ressent. En tout cas, il préfère rester tel qu’il est, il ne veut pas ressembler à ces personnes.
« First Of The Gang To Die » est à la fois un morceau marqué par la poésie (le soleil qui se reflète sur le réservoir de béton ou sur l’os humain provoque une émotion indicible proche de l’extase) et un clin d’œil aux « Mexicanos » qui l’ont soutenu pendant ces longues années de vaches maigres et de retraite librement consentie. Mais sur le plan purement musical, ce n’est sans doute pas la plage la plus intéressante.
Le sublime « Let Me Kiss You » est à mon sens le meilleur morceau de l’album. Très mélancolique, il rappelle les plus belles heures des Smiths. Le dialogue entre les guitares de Boorer et Whyte est de toute beauté et génère son lot de nostalgie. Les courts soli (c’est de l’italien, non ?) de Whyte après 55’’, 2’06’’ et 2’43’’ sont très subtils mais les deux premiers ne durent que 10’’, le troisième 25’’. Au total, 45’’ de pur bonheur !
On pourrait estimer que c’est peu s’il n’y avait tout le reste. Ici, Whyte ne frappe pas les cordes, il les caresse. Son jeu tout en nuance et en finesse est un grand moment et il arriverait presque à faire oublier Johnny Marr. J’ai écrit : « presque » ! « All The Lazy Dykes » est aussi un titre low key dont la mélodie est plus lente et moins facile d’accès. Mais après plusieurs écoutes, il devient difficile de s’en détacher sans éprouver un état de manque.
Maniéré, rythmé mais provocant, « I Like You » égratigne en passant la « justice » des hommes, mue par des considérations autres que l’éthique. Mais le thème principal est bien celui de l’amour ou plutôt de l’amitié, comme le laisse penser le verbe « like », sentiment qui le couvre de honte, comme s’il cédait à une faiblesse de plus. Pas tendre avec lui-même, Morrissey.
Terminant le set avec emphase, « You Know I Couldn’t Last » est une sorte de pamphlet contre l’attitude des stars incultes, amollies par l’argent, obsédées par le bruit du tiroir-caisse et trompées par le cortège de lèche-bottes. Il n’épargne pas non plus la presse qui l’a démoli et l’argent tout-puissant du show business. En même temps, il éprouve une sorte de gratitude car cela l’a rendu plus fort. Comme ils ne l’ont pas fait exprès, il n’a même pas besoin de les remercier. Sur le plan purement musical, l’apport des claviers s’avère déterminant dans le climat du morceau final.
Cet album hors du temps et des contingences terrestres, pourrait-on presque dire, raffiné mais gonflé d’orgueil, montre que Morrissey n’a rien perdu de sa dialectique acerbe et sans concession. Toujours un peu en retrait de l’humanité dont il se défie, il distille ses textes doux amers pour titiller sans ménagement tous ceux qui exploitent les règles du jeu à leur avantage exclusif.
Idéaliste qui tente d’échapper au vertige du désespoir, sa déception est à la mesure des espoirs fous placés dans ses semblables. La politique, la justice, le show bizz et ses stars débiles, l’absence d’humanité, l’impossibilité d’aimer, la médiocrité, … sont les thèmes dont il se délecte pour exercer son esprit critique et épancher sa verve vindicative. Même si ce CD n’atteint pas la qualité des albums des Smiths, vivement le prochain album ! Avec une meilleure cover photo.
Les titres :
- « America Is Not The World » (Morrissey/Whyte)
- « Irish Blood, English Heart » (Morrissey/Whyte)
- « I Have Forgiven Jesus » (Morrissey/Whyte)
- « Come Back To Camden » (Morrissey/Boorer)
- « I’m Not Sorry » (Morrissey/Boorer)
- « The World Is Full Of Crashing Bores » (Morrissey/Boorer)
- « How Can Anybody Possibly Know How I Feel? » (Morrissey/Whyte)
- « First Of The Gang To Die » (Morrissey/Whyte)
- « Let Me Kiss You » (Morrissey/Whyte)
- « All The Lazy Dykes » (Morrissey/Whyte)
- « I Like You » (Morrissey/Boorer)
- « You Know I Couldn’t Last » (Morrissey/Whyte/Day)
Pays: GB
Attack Records ATK CD001
Sortie: 2004/05/17